Voici la suite du billet de la semaine dernière qui vise à guider les intervenants en petite enfance et les enseignants qui réalisent des activités de conscience phonologique auprès des enfants. Cette semaine, nous nous attaquons à cinq mythes supplémentaires qui entourent l’enseignement de la conscience phonologique.
Mythe no 6: Segmenter une phrase en mots est la première habileté de conscience phonologique à travailler avec les enfants
Même si cette activité se retrouve souvent dans les programmes d’activités de conscience phonologique, il ne s’agit pas d’une tâche de conscience phonologique, mais plutôt d’une tâche de conscience lexicale (ou du mot) (Bowey & Tunmer, 1984). La conscience phonologique concerne plutôt l’habileté à percevoir et à manipuler des unités plus petites que le mot comme la syllabe, la rime ou le son (Gillon, 2007). La capacité à segmenter une phrase en mots est très difficile pour les enfants qui ne savent pas encore lire et écrire, car, contrairement au code écrit qui indique la frontière des mots par des espaces ou des apostrophes, aucun indice n’indique ces frontières dans la parole que les enfants entendent (Bassetti, 2005). Cela est particulièrement vrai en français, car la langue est plutôt rythmée par la syllabe, ce qui fait en sorte que les enfants ont plutôt tendance à segmenter naturellement la parole en syllabes. En anglais, par contre, chaque mot contient une syllabe accentuée qui est prononcée avec plus d’insistance (voix plus forte et plus aigüe et durée plus longue de la syllabe), ce qui fait en sorte que les enfants séparent les phrases plus facilement en mots (Duncan, Colé, Seymour, & Magnan, 2006).
Conseil no 6 : Si vous voulez travailler l’habileté à segmenter les phrases en mots, utilisez l’écrit pour montrer la convention des mots séparés par des espaces et montrez aux élèves quels sont les mots de la phrase en les prononçant tout en les pointant sur le texte.
Mythe no 7: Il faut faire les activités de conscience phonologique à l’oral seulement et éviter d’y insérer l’écrit
Il est vrai que la conscience phonologique consiste à percevoir et à manipuler non pas ce que l’on voit, mais bien ce que l’on entend dans les mots. Néanmoins, les revues systématiques qui se sont penchées sur l’efficacité des activités de conscience phonologique à faciliter l’apprentissage formel de la lecture et de l’écriture ont démontré que l’intégration de l’enseignement des correspondances entre les sons perçus et manipulés et les lettres du code écrit rend l’enseignement de la conscience phonologique encore plus puissant (Bus et van Ijzendoorn, 1999). En fait, les retombées sur l’apprentissage formel de l’écrit deviennent encore plus marquées. De plus, en partant de la conscience phonologique pour devenir conscient des sons de sa langue, on peut plus facilement faire le transfert vers l’écrit en apprenant par la suite comment s’écrivent ces unités dont on est maintenant conscient. Ce type d’apprentissage permet d’effectuer le passage plus naturellement de l’oral que l’enfant maitrise déjà vers l’écrit que l’enfant est en train d’apprendre. De cette façon, on initie les enfants de façon naturelle à ce qu’on appelle le principe alphabétique, sans exiger la maitrise des correspondances entre les sons et les lettres.
Conseil no 7: Après avoir perçu et manipulé des unités comme la syllabe, la rime ou les sons lors d’activités de conscience phonologique, démontrez devant les enfants comment s’écrivent ces unités en expliquant clairement que les sons entendus s’écrivent avec les lettres de l’alphabet. Il est à noter que le but n’est pas d’enseigner les correspondances entre les sons et les lettres, mais bien d’initier les enfants au principe général qu’il existe un lien entre les sons des mots qu’on entend et qu’on dit et les lettres dans les mots qu’on lit et qu’on écrit.
Mythe no 8: Il faut segmenter les mots en syllabes écrites (p. ex. le mot « patate » contient trois syllabes) afin de faciliter l’apprentissage des e muets en orthographe
Il est impossible de demander aux enfants de savoir qu’il y a un e muet dans les mots, car, contrairement à nous, ils ne savent pas encore lire et écrire. Comme son nom l’indique, le e est muet lorsqu’on ne l’entend pas et qu’on ne le prononce pas à l’oral. Étant donné que la conscience phonologique consiste à percevoir et à manipuler des unités qu’on entend, il est illogique de demander à des enfants de deviner les syllabes à l’écrit. Ainsi, à l’oral, le mot « patate » n’a que deux syllabes (Giasson, 2011). Afin de permettre aux enfants d’apprendre à écrire les e muets dans les mots, il ne sert à rien de faire appel à la conscience phonologique. Il faut plutôt enseigner explicitement les règles orthographiques du français (Wanzek et al., 2006; Leroux et Martin, 2012). Dans le cas du mot « patate », le e permet qu’on entende ou qu’on prononce le t qui le précède; en d’autres mots, le son /t/ dans ce mot s’écrit te.
Conseil no 8: Lorsque vous faites des activités de conscience phonologique, fiez-vous aux sons que vous entendez et non aux lettres que vous voyez. Pour enseigner le e muet, utilisez plutôt l’enseignement explicite des règles orthographiques du français qui sont explicitées dans le Bescherelle L’orthographe pour tous.
Mythe no 9: Il est bon d’utiliser les prénoms des enfants pour leur enseigner la conscience phonologique
Les prénoms francophones contiennent souvent des sons de la langue française avec lesquels il est très difficile de faire des activités de conscience phonologique. Par exemple, le prénom Louis n’a qu’une syllabe et contient le son /w/ qui est une semi-consonne. Ce genre de son est très difficile à isoler à l’oral, car il semble fusionné avec le /i/. De plus, certains prénoms d’origine allophones contiennent des sons qui n’existent même pas en français et qu’un locuteur francophone peut avoir de la difficulté à articuler ou à entendre. Étant donné que la complexité linguistique des mots qu’on utilise pour faire des activités de conscience phonologique est un facteur qui influence beaucoup la complexité des tâches et, par le fait même, la performance des élèves à ces tâches, il faut bien choisir les mots pour rendre l’activité accessible aux enfants (Lefebvre, Girard, Desrosiers, Trudeau, & Sutton, 2008).
Conseil no 9: Évitez de prendre les prénoms des enfants pour faire de la conscience phonologique. Utilisez plutôt les prénoms pour développer leur connaissance du nom des lettres puisque cela prédit beaucoup de succès en lecture et en écriture à partir de la 1re année.
Mythe no #10 : Le mot « papa » rime avec « rat » et on entend le son /o/ dans le mot « pomme »
Contrairement à la croyance populaire, la langue française, à l’oral, ne comporte pas que les 6 voyelles de l’alphabet (a ,e , i, o, u, y); elle en compte plutôt 16! En effet, les sons qui s’écrivent avec plusieurs lettres comme ou et on sont aussi des voyelles à l’oral. De plus, les lettres comme a et o peuvent faire plus d’un son. Par exemple, le a dans «papa» se prononce généralement au Canada très différemment de celui de mot «rat» (qui semble prononcé comme «rât»). Même chose pour le o du mot «météo» qui se prononce différemment de celui de «pomme» (qui semble prononcé presque comme «pâme»).
Conseil no 10: Fiez-vous aux sons que vous entendez et non aux lettres que vous voyez. Donc, très peu de mots riment avec «papa» et attention à la lettre o!
En conclusion, même si la conscience phonologique est une cible importante pour prévenir les difficultés de lecture et d’écriture chez les élèves, elle n’est pas une panacée. Il existe une panoplie d’autres habiletés langagières et d’éveil à l’écrit qui sont aussi sinon plus importantes à stimuler chez les jeunes enfants. De plus, l’enseignement de la conscience phonologique n’est pas de tout repos, car il exige de bonnes connaissances sur la structure phonétique des mots de la langue. Bref, il est préférable de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et de faire appel à des spécialistes comme les orthophonistes qui ont des bases solides en linguistique pour vous guider et vous conseiller dans la réalisation d’activités en conscience phonologique. Les quelques conseils prodigués dans ce billet permettent néanmoins de faire des choix plus judicieux parmi tous les programmes d’activités de conscience phonologique offerts sur le marché.
Références
Bassetti, B. (2005). Effects of writing systems on second language awareness: Word awareness in English learners of Chinese as a foreign language. Dans V. Cook, & B. Bassetti (Éds), Second Language Writing Systems (pp. 335-356). Toronto, ON: Multilingual Matters LTD.
Bowey, J. A., & Tunmer, W. E. (1984). Word awareness in children. Dans W. E. Tunmer, C. Pratt, & M. L. Herriman (Éds), Metalinguistic Awareness in Children. Theory, Research and Implications (pp. 73-91). Springer Berlin Heidelberg.
Bus, A. G., & van IJzendoorn, M. H. (1999). Phonological awareness and early reading: A meta-analysis of experimental training studies. Journal of Educational Psychology, 91(3), 403-414.
Duncan, L. G., Colé, P., Seymour, P. H., & Magnan, A. (2006). Differing sequences of metaphonological development in French and English. Journal of Child Language, 33(02), 369–399.
Giasson, J. (2011). La lecture. Apprentissage et difficultés. Montréal, QC: Gaëtan Morin.
Gillon, G. T. (2007). Phonological Awareness: From Research to Practice. New York, NY: Guilford Press.
Lefebvre, P., Girard, C., Desrosiers, K., Trudeau, N., & Sutton, A. (2008). Phonological awareness tasks for French-speaking preschoolers. Canadian Journal of Speech-Language Pathology and Audiology 32(4), 158-168.
Leroux & Martin, (2012). Scénarios pour mieux écrire les mots. L'enseignement explicite des règles d'orthographe lexicale. Montréal, QC: Chenelière Éducation.
Wanzek, J., Vaughn, S., Wexler, J., Swanson, E. A., Edmonds, M., & Kim, A.- H. (2006). A synthesis of spelling and reading interventions and their effects on the spelling outcomes of students with LD. Journal of Learning Disabilities, 39(6), 528-543.
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