Depuis très longtemps, il y a des débats sur l’enseignement de la lecture. D’un côté, il y a les tenants de l’approche dite phonologique (phonics approach), et de l’autre, ceux qui croient à l’approche globale (whole-language approach). L’approche phonologique privilégie le décodage sur la base des correspondances graphèmes-phonèmes, tandis que l’approche globale encourage plutôt la reconnaissance générale de mots.
Il existe un fort consensus scientifique soutenant un enseignement à dominante phonologique dans les premières étapes de l’apprentissage. Aujourd’hui encore, et malgré ce consensus, un écart important reste observable entre l’état des connaissances scientifiques et la compréhension du public. Castles, Rastle et Nation (2018) évoquent deux explications possibles à cet écart. Tout d’abord, elles constatent qu’il existe peu de documentation claire détaillant pourquoi l’enseignement phonologique fonctionne. Elles soulignent aussi que les étapes qui suivent l’enseignement phonologique de base sont rarement clairement exposées.
Pour ces raisons, Castles, Rastle et Nation (2018) proposent une revue de la littérature qui présente l’état des connaissances scientifiques concernant le développement et l’enseignement de la lecture, de l’enfance à l’âge adulte. Cette revue est divisée en trois grandes parties, représentant les trois grandes étapes de l’apprentissage et de l’enseignement de la lecture : 1) Apprendre le code alphabétique ou les correspondances graphèmes-phonèmes 2) Devenir un lecteur expert 3) Comprendre. Il sera question ici de la première partie. Nous aborderons les deux autres étapes dans des billets ultérieurs.
Au moment d’apprendre à lire, l’enfant possède déjà des habiletés de langage oral sophistiquées : il connait la forme sonore et le sens des mots. Il doit alors apprendre à associer arbitrairement des symboles visuels (les graphèmes), la forme sonore (les phonèmes) et le sens des mots. Les capacités de rétention limitées de l’enfant ne permettent pas une mémorisation de ces associations mot par mot, ce qui l’oblige à accéder au code de la forme écrite de sa langue plutôt que de tenter en vain de mémoriser la forme orthographique de chaque mot comme des unités indépendantes.
Le français est une langue alphabétique, donc basée sur l’alphabet. L’enfant commence par comprendre le principe alphabétique, à savoir que les lettres correspondent à des sons. Il peut ensuite apprendre le code. Le code alphabétique du français regroupe les correspondances graphèmes-phonèmes (CGP) possibles dans cette langue. Dans toutes les langues alphabétiques, le décodage des mots s’appuie fortement sur la connaissance de ces correspondances. L’avantage du code est que chaque occasion de décoder un mot facilite le décodage futur de mots respectant la même structure ou incluant les mêmes CGP.
Ainsi, une fois que l’enfant a appris le code alphabétique, il peut lire de façon autonome, ce qui lui permet de reconnaitre de plus en plus facilement les mots et d’automatiser sa lecture. Apprendre à lire ne consiste donc pas à décoder OU à reconnaitre globalement, mais plutôt à apprendre à décoder puis, par accumulation d’expériences de lecture, à reconnaitre de plus en plus globalement les mots.
Pour appliquer les CGP de leur langue, les enfants doivent être capables d’isoler les phonèmes du flot continu que représente la parole. C’est pour cette raison qu’il existe une relation intime et réciproque entre la connaissance des lettres, la conscience phonémique (segmentation et fusion phonémiques) et le décodage (Bowey, 2005 ; Hulme et coll., 2012 ; Marinus et Castles, 2015).
● La conscience phonologique doit prendre une place de choix dans les premiers jalons de l’enseignement de la lecture, et tout particulièrement la conscience phonémique (segmentation et fusion phonémiques), puisqu’elle constitue l’habileté pivot de l’apprentissage de la lecture (Ehri et coll., 2001).
● Les données disponibles suggèrent que les activités de segmentation et de fusion phonémiques ne doivent pas être exclusivement proposées à l’oral, mais plutôt être rapidement associées à des mots écrits, afin d’exposer l’enfant au principe alphabétique (Ehri et coll., 2001).
● L’enseignement des CGP doit être proposé selon une gradation logique, en partant des CGP les plus fréquentes et les plus transparentes pour aller vers les plus rares et les plus opaques.
Sprenger-Charolles (2017) propose un classement des CGP du français selon leur fréquence et leur niveau de transparence, et suggère une gradation pédagogique à privilégier pour les premiers jalons de l’apprentissage.
Selon cette logique, les mots enseignés aux enfants au sein de « listes d’orthographe » ou « de vocabulaire » gagnent à être organisés selon les CGP qu’ils incluent plutôt que par thème ou CGP aléatoires. L’échelle EQOL (Échelle québécoise d’acquisition de l’orthographe lexicale ; Stanké et coll., 2018) est une base de données de mots permettant leur sélection selon différents critères (transparence, graphèmes inclus, fréquence du mot, etc.) et constitue un outil de choix pour construire des activités pédagogiques graduées.
Enfin, le « jeu sérieux » GraphoGame (voir l’article de Ruiz et coll., 2017 pour une présentation) a été spécifiquement conçu pour permettre l’automatisation des CGP du français, en intégrant la gradation développée par Sprenger-Charolles (2017). GraphoGame est disponible sous format IOS et Android pour tablettes et téléphones intelligents.
● Actuellement, il n’existe pas de preuves scientifiques solides justifiant de privilégier une méthode phonologique synthétique (enseignement des CGP individuellement et dans un ordre spécifique puis dans des mots en incorporant la fusion phonémique) ou analytique (à partir de mots entiers, CGP apprises en découpant ses mots en parties, en intégrant la segmentation phonémique). Les deux méthodes semblent être efficaces pour apprendre à lire et à orthographier, pourvu qu’elles soient appliquées de façon systématique, c’est-à-dire graduées logiquement.
● Certains auteurs suggèrent qu’une fois les principales CGP enseignées, les plus rares et moins transparentes (p. ex., les règles contextuelles) pourraient l’être également, mais les données à ce propos sont encore rares. Il est aussi possible qu’en s’appuyant sur sa maitrise des CGP les plus fréquentes et en étant naturellement exposé aux CGP en situation de lecture authentique et autonome, l’enfant déduise et automatise les CGP les plus rares, sans enseignement explicite nécessaire (Share, 1995 ; Ehri, 2005 ; Ziegler, Perry et Zorzi, 2013) [2] .
● Bien que les premiers jalons de l’apprentissage soient efficacement construits par un enseignement phonologique gradué incluant des mots essentiellement transparents (réguliers) et fréquents (tant sur le plan de leur CGP que sur celui du vocabulaire), un nombre de mots judicieusement choisis, moins réguliers mais fréquents, peut également être enseigné (p. ex., les mots grammaticaux fréquents).
● Dès les premiers stades d’apprentissage, des occasions de lecture avec du matériel porteur de sens peuvent permettre à l’enfant d’appliquer et de renforcer les apprentissages faits sur le plan des CGP. Ce matériel peut être des phrases, de courts textes et même de courts livres judicieusement sélectionnés contenant essentiellement des mots réguliers, à l’exception des mots irréguliers fréquents inévitables, par exemple les mots grammaticaux.
[1] Appuyées sur les suggestions de Castles, Rastle et Nation (2018) et complétées par d’autres références ainsi que par des suggestions d’outils adaptés au français.
[2] La seconde partie de ce résumé d’articles aborde spécifiquement la question de l’automatisation des habiletés de lecture.
Références
Bowey, J. (2005). Predicting individual differences in learning to read. In M. J. Snowling & C. Hulme (Eds.), The science of reading: A handbook (pp. 155–172). Malden, MA: Blackwell. doi:10.1002/9780470757642.ch9
Castles, A., Rastel, K. et Nation, K. (2018) Ending the reading wars : Reading acquisition from novice to expert. Psychological Science in the Public Interest, 19(1), 5-51.
Ehri, L. C. (2005). Development of sight word reading : Phases and findings. Dans M. J. Snowling et C. Hulme (dir.), The Science of Reading : A Handbook (p. 135-154). Hoboken, NJ : Blackwell Publishing Ltd. https://doi.org/10.1002/9780470757642.ch8
Ehri, L. C., Nunes, S. R., Stahl, S. A. et Willows, D. M. (2001). Systematic phonics instruction helps students learn to read : Evidence from the national reading panel’s meta-analysis. Review of Educational Research, 71(3), 393-447.
Hulme, C., Bowyer-Crane, C., Carroll, J. M., Duff, F. J., et Snowling, M. J. (2012). The causal role of phoneme awareness and letter-sound knowledge in learning to read: Combining intervention studies with mediation analyses. Psychological Science, 23, 572. doi:10.1177/0956797611435921
Marinus, E. et Castles, A. (2015). Precursors to reading : Phonological awareness and letter knowledge. Dans E. L. Bavin et L. R. Naigles (dir.), The Cambridge handbook of child language (p. 661-680), Cambridge, UK : Cambridge University Press. DOI: 10.1017/CBO9781316095829.030
Ruiz, J.-P., Lassault, J., Sprenger-Charolles, L., Richardson, U., Lyytinen, H. A. et Ziegler, J. C. (2017). GraphoGame : un outil numérique pour enfants en difficultés d’apprentissage de la lecture. Approche neuropsychologique des apprentissages chez l’enfant, 148, 333-343.
Share, D. L. (1995). Phonological recoding and self-teaching : sine qua non of reading acquisition. Cognition, 55(2), 151-218. https://doi.org/10.1016/0010-0277(94)00645-2
Sprenger-Charolles, L. (2017). Une progression pédagogique construite à partir de statistiques sur l’orthographe du français (d’après Manulex-Morpho) : pour les lecteurs débutants et atypiques. Approche neuropsychologique des apprentissages chez l’enfant, 148, 247-258.
Stanké, B., Royle, P., Rezzonico, S., Moreau, A., Dumais, C. et Le Méné, M. (2018). Échelle québécoise d’acquisition de l’orthographe lexicale (ÉQOL). Repéré à https://appligogiques.com/eqol
Ziegler, J. C., Perry, C. et Zorzi, M. (2013). Modelling reading development through phonological decoding and self-teaching : Implications for dyslexia. Philosophical Transactions of the Royal Society, 369(1634), 1-9. https://doi.org/10.1098/rstb.2012.0397.
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