Mieux comprendre les lettres muettes pour mieux les travailler auprès des élèves (deuxième partie)

03/11/2022 13:00:00

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Muet comme une carpe ou... comme une lettre?

Dans le dernier billet, deux types de lettres muettes en orthographe lexicale ont été présentés. Succinctement, on retrouve les lettres muettes dérivables par la morphologie (ex.: abricotabricotier) et les lettres non ou peu dérivables (ex.: appétit du latin appetitus). De plus, il a été explicité que certaines lettres sont plus fréquentes en position finale, comme t, e, s, x et d, alors que d’autres le sont nettement moins, comme g (Gingras et Sénéchal, 2016). En se basant sur les différents types de lettres muettes, il devient plus facile d’orienter les pratiques didactiques.

Passer par la morphologie

S’appuyer sur les mots de la même famille morphologique permet de guider les choix orthographiques des élèves dans le cas des lettres muettes dérivables par la morphologie. Dès le premier cycle du primaire, les enseignants peuvent sensibiliser les apprenants aux mots de la même famille en faisant, par exemple, des tâches à l’oral et à l’écrit de jugement d’intrus, de jugement de relation de mots ou encore des tâches de dérivation (Chapleau et al., 2020). 

Exemples :

1. Trouve l’intrus parmi les mots suivants : vent, venter, *inventer, ventilateur. (Jugement d’intrus)

2. Est-ce que laitue et laitier font partie de la même famille? (Jugement de relation de mots)

3. Trouve un mot de la même famille que chocolat (chocolatier, chocolaterie). (Dérivation)

4. Le bébé du chat est un… (chaton). (Dérivation)

En partant de l’oral et en établissant des liens avec la forme orthographique, il devient plus facile pour les élèves d’identifier avec justesse les lettres muettes à écrire. C’est d’ailleurs ce que la Progression des apprentissages recommande, et ce, dès le 1er cycle du primaire (MELS, 2011). Pour ce faire, il est plus facile de débuter par des mots finissant par une consonne qui sera prononcée lors de la dérivation (ex.: chatchaton; confortconfortable). Par la suite, l’introduction de mots se terminant par une consonne qui subit une légère variation phonologique peut être faite (ex.: gentilgentillesse, gentille). Cette stratégie est grandement utile pour identifier les lettres muettes dérivables, bien qu’elle ne soit pas infaillible (ex.: abri et non *abrit comme abriter; numéro et non *numérot comme numéroter). C’est pourquoi il est important d’amener les élèves à développer leur doute orthographique et à enrichir leur inventaire de stratégies sur lesquelles ils peuvent s’appuyer.

Découvrir les lettres muettes en variant les stratégies

Les lettres muettes non ou peu dérivables causent généralement plus de difficultés aux élèves que celles dérivables (Daigle et al., 2016; Godin et al., 2021). Leur enseignement peut aussi devenir un casse-tête, car aucune stratégie n’est, à elle seule, optimale pour produire précisément et à tout coup la bonne lettre muette. Varier les méthodes et les stratégies sera donc nécessaire. Mais dans tous les cas et dans la mesure du possible, il importe d’éviter l’exposition à l’erreur afin que les élèves ne mémorisent pas la forme orthographique erronée (Rey et al., 2005). Voici différentes manières d’aborder et de varier l’enseignement des lettres muettes. 

Rencontrer et produire souvent les mots écrits

L’enseignement de l’orthographe lexicale devrait se faire dans un contexte où les connaissances orthographiques sont sollicitées à la fois en lecture, mais aussi en écriture (Daigle et al., 2020; Ouellette, 2010). Ainsi, présenter uniquement les mots dans une liste à mémoriser n’est pas ce qui est le plus optimal: il importe que les élèves puissent les rencontrer en lecture, les produire en écriture, et même les manipuler à l’oral (voir, par exemple, les activités d’Orthographe sans papier ni crayon présentées dans le billet de Daigle et ses collègues).

Proposer une démarche partant de l’oral vers l’écrit est judicieux, mais un enseignement préalable du sens rattaché au mot ciblé est également pertinent afin de faciliter la mémorisation de sa forme orthographique. Par la suite, on peut demander aux enfants de segmenter le mot en syllabes et en phonèmes, puis de faire correspondre la lettre ou le groupe de lettres à son phonème. De cette manière, il est possible, d’une part, de consolider les correspondances phonème-graphème et, d’autre part, de mettre en lumière les lettres qui n’ont pas été appariées à un son, soit les lettres muettes. Il s’agit d’une démarche intéressante à inclure dans l’enseignement des «mots de la semaine», par exemple. Voici une démarche inspirée de celle de Ruberto (2019):

1. Enseignement du sens: 

«Selon vous, qu’est-ce qu’un radis? Quelle image, parmi celles-ci, représente le mieux un radis? Vous avez raison, un radis est un légume racine. Sa pelure est souvent rose et son gout peut être légèrement piquant.» 

2. Segmentation syllabique (oral): 

«Combien de syllabes entendez-vous dans le mot radis?» (Deux : /ra/+ /di/.)

3. Segmentation phonémique (oral): 

«Dans la syllabe /ra/, quels sons entendez-vous?» (/r/+/a/) 

«Dans la syllabe /di/, quels sons entendez-vous?» (/d/ + /i/)

4. Correspondances phonème-graphème: 

«Maintenant, voici comment s’écrit le mot radis. Dans la syllabe /ra/, quelle lettre ou groupe des lettres permet d’écrire le son /r/?» (Poursuivre avec les phonèmes /a/+/d/+/i/.)

5. Observation de la lettre muette: 

«Regardez bien, il nous reste la lettre s. Est-ce qu’elle nous permet de représenter un son? Non. Elle est muette. Il ne faut donc pas l’oublier!» 

Rattacher la lettre muette à un élément ayant du sens

Les lettres muettes non ou peu dérivables sont aussi nommées des lettres non porteuses de sens (Daigle et Berthiaume, 2021; Daigle et Montésinos-Gelet, 2013). À première vue, la lettre p de loup ne fait pas vraiment de sens… et ne vient définitivement pas de loupe! Or, en mettant en lumière l’étymologie du mot auprès des élèves, le sens rattaché à cette lettre devient plus saillant. En effet, le p de loup provient de sa forme latine lupa, lupus. Le logiciel Antidote s’avère particulièrement utile pour retracer rapidement l’historique du mot et soutenir l’enseignement de l’orthographe des lettres muettes en faisant des liens avec le latin ou encore l’ancien français (ex.: haricotharigoter). 

D’autres chercheurs (notamment Mavrommati et Miles, 2002; Stanké et al., 2015) encouragent l’utilisation de méthodes visuosémantiques. Ces méthodes permettent d’associer une particularité orthographique, par exemple, une lettre muette, à un dessin (voir à cet effet le billet de Stanké). Ainsi, la lettre muette est mise en évidence à l’aide d’une astuce mnémotechnique, ce qui peut faciliter sa mémorisation. À titre d’exemple, pour le t dans mont, l’enseignante ou l’enseignant pourrait à la fois mettre en lumière les mots de la même famille (ex.: monticule, montagne1) et tracer une croix sur la lettre muette pour rappeler celle érigée au sommet du mont Royal. 

Le truc du e muet qui est ajouté aux mots féminins, est-ce une astuce fiable?

On pourrait être tenté de mentionner aux élèves que la lettre muette e est généralement mise à des mots de genre féminin. Si c’est vrai pour des mots comme cheville, musique, joie et pince, ce n’est pas le cas pour gorille, cantique, foie et prince qui sont tous de genre masculin. En fait, sur 13 595 mots ayant la voyelle écrite e en position finale et qui n’ont qu’un seul genre, 47 % d’entre eux sont masculins alors que 53 % sont féminins (Catach, 2008). En orthographe lexicale, la présence du e muet en fin de mot n’est pas nécessairement le signe de reconnaissance du féminin, alors ce truc n’est pas une valeur sure pour savoir quand l’écrire ou non.

En somme…

Le présent billet a mis en lumière différentes stratégies pour enseigner les lettres muettes en orthographe lexicale. Il importe de retenir qu’il n’y a pas qu’une seule méthode efficace pour orthographier les mots avec justesse. C’est en variant les méthodes, en augmentant la fréquence d’exposition aux mots (lecture-écriture-oral) et en développant le doute orthographique que les élèves pourront emmagasiner la forme orthographique adéquate.

1 Le mot montagne n’est pas constitué de la base mont. Toutefois, mont et montagne sont tous les deux issus, entre autres, du latin classique montem et mons, qui signifient «montagne».

Références

Catach, N. (2008). L’orthographe française. L’orthographe en leçons: un traité théorique et pratique. Nathan.

Chapleau, N., Beaupré-Boivin, K. et Godin, M.-P. (2020). Éveiller la construction des mots dès le premier cycle du primaire. Vivre le primaire!, 33(2), 8-10.

Daigle, D. et Berthiaume, R. (2021). L’apprentissage de la lecture et de l’écriture: décomposer les objets d’enseignement en microtâches pour les rendre accessibles à tous les élèves. Chenelière Éducation. 

Daigle, D., Berthiaume, R., Costerg, A., Plisson, A., Ruberto, N. et Varin, J. (2020). Do all roads really lead to Rome? The case of spelling acquisition. Reading and Writing, 33(1), 313–328. https://doi.org/10.1007/s11145-019-09965-4

Daigle, D., Costerg, A., Plisson, A., Ruberto, N. et Varin, J. (2016). Spelling errors in French-speaking children with dyslexia: Phonology may not provide the best evidence. Dyslexia, 22(2), 137–157. https://doi.org/10.1002/dys.1524

Daigle, D. et Montésinos-Gelet, I. (2013). Le code orthographique du français: ses caractéristiques et son utilisation. Dans D. Daigle, I. Montésinos-Gelet et A. Plisson (dir.), Orthographe et populations exceptionnelles: perspectives didactiques (pp. 11-34). Presses de l’Université du Québec.

Gingras, M. et Sénéchal, M. (2016). Silex: A database for silent letter endings in French words. Behavior Research Methods, 49(5), 1894–1904. https://doi.org/10.3758/s13428-016-0832-z

Godin, M.-P., Berthiaume, R. et Daigle, D. (2021). The “Sound of Silence”: Sensitivity to silent letters in children with and without developmental language disorder. Language, Speech, and Hearing Services in Schools, 52(4), 1007–1019. https://doi: 10.1044/2021_LSHSS-21-00004

Mavrommati, T. D. et Miles, T. (2002). A pictographic method for teaching spelling to Greek dyslexic children. Dyslexia, 8(2), 86–101.

MELS: Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport. (2011). Progression des apprentissages au primaire. Français langue d’enseignement. Gouvernement du Québec. https://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/education/jeunes/pfeq/PDA_PFEQ_francais-langue-enseignement-primaire_2011.pdf

Ouellette, G. (2010). Orthographic learning in learning to spell: The roles of semantics and type of practice. Journal of Experimental Child Psychology, 107(1), 50–58. https://doi.org/10.1016/j.jecp.2010.04.009

Rey, A., Pacton, S. et Perruchet, P. (2005). L’erreur dans l’acquisition de l’orthographe. Rééducation orthophonique, 222, 101–120.

Ruberto, N. (2019). Apprentissage de l’orthographe lexicale: évaluation de l’efficacité de pratiques d’enseignement auprès d’élèves francophones de la deuxième année du primaire [thèse de doctorat, Université de Montréal]. Papyrus. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/23559 

Stanké, B., Ferlatte, M.-A., Granger, S. et Poulin, M.-J. (2015). Efficacité de l’enseignement sans erreur de l’orthographe lexicale. Les Cahiers de l’AQPF, 5(3), 16–18. 

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