Mieux comprendre les lettres muettes pour mieux les travailler auprès des élèves (première partie)

16/10/2022 07:00:00

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Muet comme une carpe ou... comme une lettre?

Saviez-vous que, en français, presque toutes les consonnes graphiques peuvent être muettes? Pour les voyelles graphiques, la lettre e est la seule pouvant l’être.

plomb, tabac, canard, foie, cerf, sang, almanach, persil, sirop, tapis, frit, bungalow, choix, riz 

Quand on compare le code orthographique français à celui de l’anglais, on peut se consoler! En anglais, les lettres muettes peuvent apparaitre à n’importe quelle position dans les mots (ex.: knock, doubt, thumb), alors qu’en français, elles apparaissent en majorité en position finale. D’ailleurs, au moins 28 % des mots français se terminent par une lettre muette (Gingras et Sénéchal, 2016). C’est notamment pour cette raison que la finale de mots est si difficile à orthographier, car on ne peut pas uniquement s’appuyer sur ce qu’on entend pour l’écrire correctement (Peereman et al., 2013).

En examinant les productions de texte d’élèves québécois, on constate que les lettres muettes leur causent de grandes difficultés. En effet, les erreurs touchant les lettres muettes sont parmi les plus fréquemment recensées en orthographe lexicale entre la 3e et la 5e année du primaire (21 % à 27 % des erreurs visuo-orthographiques) (Daigle et al., 2016; Plisson et al., 2013). Ce premier billet vise à décrire et à distinguer les types de lettres muettes en orthographe lexicale. Un second billet proposera quelques pistes didactiques pour les travailler auprès des élèves du primaire.

Différents types de lettres muettes

Quand on sait qu’un nombre considérable de lettres peuvent être muettes, on peut se laisser emporter par un vertige! Or, il est rassurant de savoir que, dans 98 % des cas, ce sont les cinq mêmes lettres qui sont utilisées : t, e, s, x et d (Gingras et Sénéchal, 2016). La lettre t est la plus fréquente en position finale (44,8 %), suivie de la lettre e (36 %) et de la lettre s (7,2 %).

En orthographe lexicale française, on relève deux types de lettres muettes (Mousty et Leybaert, 1999): les lettres dérivables par la morphologie et les lettres peu ou non dérivables par la morphologie (aussi nommées lettres muettes non porteuses de sens, voir Daigle et Berthiaume, 2021; Daigle et Montésinos-Gelet, 2013).

Les lettres muettes dérivables par la morphologie permettent d’établir un lien phonologique et morphologique avec d’autres mots de la même famille. Par exemple, lait – laitier; refus – refuser; profond – profondeur. On les appelle aussi des morphogrammes lexicaux. 

Quant à elles, les lettres muettes peu ou non dérivables permettent difficilement d’établir un lien avec d’autres mots de la même famille morphologique. Leur présence est généralement une trace étymologique, par exemple du latin (appétitappetitus; poingpugnus, louplupa), de l’ancien français (toujourstoz [tous] jorz [jours]) ou encore des emprunts à d’autres langues (fjord [fiord selon la graphie recommandée] est un emprunt au norvégien, bungalow est un emprunt à l’anglais). Ces lettres sont difficiles à mémoriser, car leur présence est moins intuitive; elle ne peut être justifiée clairement par un lien phonologique et morphologique. Certaines études québécoises (Daigle et al., 2016; Godin et al., 2021; Plisson et al., 2013) ont montré que les lettres muettes dérivables étaient généralement mieux réussies que celles non dérivables par les élèves, et ce, dès le 1er cycle du primaire.

Le cas du e muet

Parmi les lettres muettes peu ou non dérivables, le cas de la voyelle graphique e pose sans contredit des difficultés aux scripteurs. Néanmoins, il importe de relever que certaines configurations sont plus faciles à orthographier que d’autres. Par exemple, le e est généralement bien orthographié par les élèves dans des mots comme place, musique, table et graine, car lorsqu’on l’omet, cela engendre soit une variation phonologique (p. ex. place /plas/ devient *plac /plak/) ou encore un patron orthographique illégal en français (la configuration -qu en position finale n’apparait pas en français, alors il est très rare que les élèves produisent *musiqu). Les élèves qui ont eu une certaine exposition à l’écrit sont généralement capables de dégager implicitement les patrons légaux en français (Pacton et al., 2012) et ils font peu d’erreurs de la sorte, surtout si l’enseignante ou l’enseignant les a aidés à dégager les patrons possibles en français. Dans d’autres cas, la voyelle e permet de distinguer des homophones (ex.: foie/foi/fois) et un appui sur le sens peut alors aider pour différencier l’orthographe. Les cas les plus difficiles demeurent ceux qui n’altèrent ni la valeur sonore ni la légalité orthographique lorsque la voyelle e est omise (ex.: laboratoire – *laboratoir), surtout si cette lettre est précédée d’une voyelle (ex.: incendie). À la lumière de ces informations, il devient difficile de justifier la présence du e muet par le simple fait qu’elle fait «sonner la consonne», car dans plusieurs cas, la consonne n’a pas besoin d’une lettre muette pour être prononcée (ex.: *boir comme dans soir, voir, noir).

Pour conclure

En français, de nombreux mots se terminent par une ou plusieurs lettres muettes et presque l’entièreté des consonnes peut être inaudible. Or, il existe différents types de lettres muettes et certaines configurations sont plus faciles que d’autres à orthographier. En enseignement de l’orthographe lexicale, il est pertinent de bien distinguer les lettres muettes dérivables de celles qui ne le sont pas puisqu’elles ne constituent pas un tout homogène. Leur distinction permet de mieux orienter les pratiques didactiques à mettre en place, ce qui constituera le sujet du prochain billet. 

Références

Daigle, D. et Berthiaume, R. (2021). L’apprentissage de la lecture et de l’écriture: décomposer les objets d’enseignement en microtâches pour les rendre accessibles à tous les élèves. Chenelière Éducation. 

Daigle, D., Costerg, A., Plisson, A., Ruberto, N. et Varin, J. (2016). Spelling errors in French-speaking children with dyslexia: Phonology may not provide the best evidence. Dyslexia, 22(2), 137–157. https://doi.org/10.1002/dys.1524

Daigle, D. et Montésinos-Gelet, I. (2013). Le code orthographique du français: ses caractéristiques et son utilisation. Dans D. Daigle, I. Montésinos-Gelet et A. Plisson (dir.), Orthographe et populations exceptionnelles: perspectives didactiques (p. 11-34). Presses de l’Université du Québec.

Godin, M.-P., Berthiaume, R. et Daigle, D. (2021). The “Sound of Silence”: Sensitivity to silent letters in children with and without developmental language disorder. Language, Speech, and Hearing Services in Schools, 52(4), 1007–1019. doi: 10.1044/2021_LSHSS-21-00004

Gingras, M. et Sénéchal, M. (2016). Silex: A database for silent letter endings in French words. Behavior Research Methods, 49(5), 1894–1904. https://doi.org/10.3758/s13428-016-0832-z

Mousty, P. et Leybaert, J. (1999). Assessment of reading and spelling skills using BELEC: Longitudinal data from French-speaking children tested in grades 2 and 4. European Journal of Applied Psychology, 49(4), 325–342.

Pacton, S., Deacon, H., Borchardt, G., Danjon, J. et Fayol, F. (2012). Why should we take graphotactic and morphological regularities into account when examining spelling acquisition? Dans V. W. Berninger (dir.), Past, present, and future contributions of cognitive writing research to cognitive psychology (pp. 333-358). Psychology Press.

Peereman, R., Sprenger-Charolles, L. et Messaoud-Galusi, S. (2013). The contribution of morphology to the consistency of spelling-to-sound relations: A quantitative analysis based on French elementary school readers. L’Année psychologique, 113(1), 3–33. https://doi.org/10.4074/S0003503313001012

Plisson, A., Daigle, D. et Montésinos-Gelet, I. (2013). The spelling skills of French-speaking dyslexic children. Dyslexia, 19(2), 76–91. https://doi.org/10.1002/dys.1454

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