Les propriétés visuelles des mots : le cas des lettres muettes

06/11/2019 14:45:00

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La capacité à reconnaître et à produire correctement des mots écrits repose sur le développement de bonnes représentations orthographiques (Ouellette et Sénéchal, 2017). Comme les performances en reconnaissance et en production de mots écrits dépendent de la qualité des représentations orthographiques emmagasinées en mémoire (Daigle et Montésinos-Gelet, 2013), il semble important de définir ce qu’est une représentation orthographique. 

Les représentations orthographiques

La représentation orthographique est une représentation mentale d’un mot inscrite en mémoire sous sa forme orale (p. ex., les phonèmes [tabl]) et sous sa forme écrite (les graphèmes table). Afin que le mot soit enregistré en mémoire, un sens devra lui être attribué (Daigle et Montésinos-Gelet, 2013). 

La forme écrite du mot est une combinaison d’informations phonologiques, morphologiques et visuelles qui interagissent lors du traitement d’un mot (Ferrand, 2007). Ces informations relèvent du code orthographique du français. Les propriétés phonologiques font référence aux graphèmes qui transmettent des informations liées aux sons, alors que les propriétés morphologiques renvoient aux graphèmes qui se rapportent au sens. Les propriétés visuelles, qui se distinguent à la fois des propriétés phonologiques et morphologiques, donnent une «couleur» spécifique aux mots écrits. 

Les propriétés visuelles

Certains graphèmes, appelés visuogrammes, donnent un aspect visuel et spécifique aux mots écrits (Daigle et Montésinos-Gelet, 2013). Ces informations dépendent de différents phénomènes de nature sublexicale (à l’intérieur du mot) et de nature lexicale ou supralexicale (ensemble du mot ou séquences de mots). 

Les phénomènes sublexicaux incluent:

  1. Les règles de positionnement: le choix de certains graphèmes nécessite la prise en compte de l’environnement visuo-orthographique. Ce phénomène est observable à l’écrit seulement dans certains cas (p. ex., le n qui se transforme en m devant le p dans campagne n’implique aucun changement phonologique), et à l’écrit et à l’oral dans d’autres cas (p. ex., le graphème s fait le son [s] dans salade ou dans espace alors qu’il fait le son [z] entre deux voyelles comme dans cuisine);
  2. La légalité orthographique correspond à ce qui est légal, aux règles/normes orthographiques du français. Ce phénomène réfère notamment aux doubles consonnes qui n’apparaissent jamais en début et en fin de mot en français, au fait que certaines consonnes se doublent (p. ex., le graphème p dans appeler), alors que d’autres non (p. ex., les consonnes j, q et v), ou encore aux séquences de lettres possibles ou non;
  3. La multigraphémie: en français, certains phonèmes peuvent être transcrits de différentes façons (p. ex., le phonème [o] peut s’écrire o, au ou eau). Certaines graphies sont toutefois plus fréquentes que d’autres (p. ex., le ss est plus fréquent que le ç pour représenter le phonème [s]) et certaines graphies sont plus fréquentes selon leur position dans le mot (p. ex., pour le son [o], le graphème eau est plus fréquent que au en fin de mot);
  4. Les lettres muettes non porteuses de sens ne sont pas associées par le sens à une famille de mots (p. ex., le s dans jamais contrairement au s dans gris qui permet de faire grise, grisonner, grisâtre). Ce type de lettres muettes correspond souvent à des traces du passé et s’explique notamment par les origines latines du mot (p. ex., le h du mot homme) (Catach, 2008). Le s, le e et le t sont les lettres muettes les plus fréquentes;
  5. L’irrégularité orthographique fait référence aux mots contenant des séquences de lettres atypiques (p. ex., monsieur, sept).

Les phénomènes lexicaux et supralexicaux renvoient aux phénomènes suivants:

  1. L’homophonie correspond aux mots qui se prononcent de la même façon, mais qui n’ont pas le même sens et qui ne s’écrivent pas de la même façon (p. ex., foie, foi, fois);
  2. L’idéogrammie inclut la majuscule, l’apostrophe et le trait d’union. Ces idéogrammes (qui ne sont pas des graphèmes) transmettent des informations visuelles et permettent de faire la différence entre les mots prudence et Prudence, par exemple;
  3. Le respect des frontières lexicales renvoie à la capacité de respecter le début et la fin des mots (p. ex., lendemain plutôt que len demain). 

La majorité des erreurs en orthographe lexicale s’explique par l’absence de prise en compte des propriétés visuelles des mots, et les deux types d’erreurs les plus fréquentes sont liées aux lettres muettes non porteuses de sens et à la multigraphémie (Daigle, Costerg, Plisson, Ruberto et Varin, 2016). Nous présentons ici comment travailler de façon spécifique les lettres muettes non porteuses de sens. Nous nous pencherons sur la multigraphémie, à savoir les phonèmes pouvant être transcrits de plusieurs façons, dans un second billet.

Quelques idées d’activités

Avant tout, il est important de rappeler que, pour enseigner l’orthographe des mots et notamment les propriétés visuelles, les mots doivent être connus à l’oral. Autrement dit, l’enfant doit associer un sens aux mots qui seront abordés. Lorsqu’on travaille les lettres muettes non porteuses de sens, il faut également s’assurer que les mots ciblés contiennent un ou des visuogrammes. 

1) Les questions à l’oral: poser des questions à l’oral permet de développer les représentations orthographiques en mémoire. Ces questions peuvent s’insérer dans la routine de la classe et peuvent être posées par l’enseignante ou par un élève. Voici quelques exemples de questions ou consignes:

  • Épelle le mot banane à l’envers.
  • Épelle le mot chaise à l’endroit.
  • Quel est le dernier graphème dans le mot brebis?
  • Quel est le premier graphème dans le mot hôtel?
  • Combien y a-t-il de lettres muettes non porteuses de sens dans le mot harponnage?

2) Le bingo (version adaptée): l’enseignante donne les consignes et l’enfant mets ses jetons en fonction des consignes fournies, ces dernières visant toutes à mettre l’accent sur les lettres muettes non porteuses de sens. Lorsque l’enfant obtient une rangée de jetons (diagonale, verticale ou horizontale), il gagne la partie. Voici quelques exemples de consignes: 

  • Mets un jeton sur le mot qui possède une lettre muette non porteuse de sens en début de mot (p. ex., harmonieux).
  • Mets un jeton sur le mot qui possède une lettre muette non porteuse de sens en fin de mot (p. ex., jamais). 
  • Mets un jeton sur le mot contenant deux lettres muettes non porteuses de sens (p. ex., poids). 
  • Mets un jeton sur le mot ne contenant pas de lettre muette non porteuse de sens (p. ex., chat). 

3) Le Rapido visuo (dérivé du Jungle Speed): ce jeu de cartes comprend des paires formées de mots contenant la même particularité orthographique mise en évidence (surlignage ou couleur) (p. ex., la lettre muette non porteuse de sens e dans broche et armoire ou encore la lettre muette h dans habitat et hypothèse). Le premier joueur retourne une carte, puis le deuxième joueur retourne une autre carte. Si les deux cartes retournées possèdent la même caractéristique, une compétition est lancée entre les deux joueurs qui doivent dire (ou écrire) un autre mot qui possède cette même caractéristique (p. ex., feuille ou hérisson). Si la réponse donnée par le joueur le plus rapide est bonne, il conserve la paire de cartes. Si la réponse est erronée, l’autre joueur a un droit de réplique. Il conserve les cartes si sa réponse est bonne et les replace si sa réponse est erronée. Si les deux cartes retournées ne contiennent pas la même particularité, elles sont replacées dans le jeu et les deux joueurs (ou deux autres joueurs) retournent une carte. 

4) Les charades: l’enseignante propose une charade ou demande aux élèves d’en construire une en respectant la consigne suivante: l’un des éléments contenus dans la charade doit être lié aux lettres muettes non porteuses de sens. Par exemple,

  • Mon premier est la huitième lettre de l’alphabet, mon deuxième correspond à une unité de mesure de l’âge, mon troisième est un lieu où l’on prend le train, et mon tout est un bâtiment formé d’un toit et de piliers servant à abriter les récoltes, les marchandises ou encore les avions (h – an – gare = hangar). 

5) Les phrases à trous: l’enseignante lit des phrases trouées, dans lesquelles les trous correspondent à des mots contenant une lettre muette non porteuse de sens. Par exemple,

  • Ailleurs dans le monde, d’autres cultures ont leurs propres habits.
  • ____________ dans le ____________, d’autres cultures ont leurs propres ____________.

Les phrases sont prononcées deux fois. L’enseignante peut adapter l’activité en fonction des besoins des élèves en mettant ou non entre parenthèses le nombre de lettres que contient le mot manquant. Pour les élèves ayant plus de difficultés, un choix de lettres muettes non porteuses de sens peut également être proposé (p. ex., h, s, t et e). 

Toutes ces activités permettent de faire prendre conscience à l’élève de la présence de lettres muettes non porteuses de sens dans certains mots. C’est cette prise de conscience et la réutilisation des mots travaillés en contexte de lecture et d’écriture qui favoriseront le développement de bonnes représentations orthographiques et leur stockage en mémoire. 

Références

Catach, N. (2008). L’orthographe française. L’orthographe en leçons: un traité théorique et pratique (3e éd.). Paris, France: Armand Colin.

Daigle, D. et Montésinos-Gelet, I. (2013). Le code orthographique du français: ses caractéristiques et son utilisation. Dans D. Daigle, I. Montésinos-Gelet et A. Plisson (dir.), Orthographe et populations exceptionnelles: perspectives didactiques (p. 29-52). Québec, Québec: Presses de l’Université du Québec.

Daigle, D., Costerg, A., Plisson, A., Ruberto, N. et Varin, J. (2016). Spelling errors in French-speaking children with dyslexia: phonology may not provide the best evidence. Dyslexia, 22(2), 137-157. 

Ferrand, L. (2007). Psychologie cognitive de la lecture. Reconnaissance des mots écrits chez l’adulte. Bruxelles, Belgique: De Boeck Supérieur.

Ouellette, G. et Sénéchal, M. (2017). Invented spelling in kindergarten as a predictor of reading and spelling in Grade 1: A new pathway to literacy, or just the same road, less known? Developmental Psychology, 53(1), 77–88. 

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