Les recherches actuelles en didactique du français montrent tout l’intérêt de s’intéresser non seulement à la lecture comme le résultat d’un décodage et d’une compréhension fine d’un lecteur, mais aussi comme un acte de construction des sens et des significations possibles des textes. Lire, ce n’est pas seulement développer une compétence, c’est aussi, et surtout, nourrir une appétence, un gout pour la lecture et son appréciation. En considérant la lecture avec un regard plus englobant, tout être humain, peu importe son âge, dès sa conception et jusqu’à la fin de sa vie, est un lecteur en formation! Dans ce billet, nous tentons de répondre aux questions suivantes : qu’est-ce que lire et apprécier des œuvres littéraires aujourd’hui? Comment faire du livre, de l’œuvre littéraire, un objet de partage et de discussion à l’école comme à la maison? Pour ce faire, nous jetons un œil vers le passé avant d’éclairer le présent à partir des travaux sur les approches didactiques de la littérature à l’école.
Traditionnellement, on définissait la lecture comme un acte de décodage et de compréhension (Giasson, 1990). C’est ainsi qu’on pouvait affirmer qu’un enfant ne savait pas encore lire à un certain âge. Les ouvrages pédagogiques et didactiques en ce domaine portaient des titres très liés à la compréhension en lecture. Prenons, comme exemple, le parcours de création de Jocelyne Giasson, auteure d’une œuvre absolument remarquable de vulgarisation de travaux principalement américains sur la lecture et son enseignement. Les titres de ses ouvrages montrent bien l’évolution des recherches sur la lecture depuis une trentaine d’années. En effet, en 1990, Giasson publiait son premier ouvrage intitulé La compréhension en lecture. Cinq ans plus tard, elle faisait paraitre son deuxième livre, dont le titre est La lecture. De la théorie à la pratique[1]. En 2000, elle portait son regard sur les œuvres littéraires en publiant Les textes littéraires à l’école. Enfin, en 2011, elle lançait La lecture. Apprentissage et difficultés.
Certains des livres de Giasson ont été repris par la maison d’édition De Bœck pour l’Europe francophone, ce qui montre bien toute leur pertinence dans l’ensemble de la francophonie. En jetant un œil plus attentif à ses titres, on remarque qu’elle s’est d’abord intéressée à la lecture en se penchant sur la compréhension, ensuite sur la lecture au sens plus large et sur les œuvres littéraires, et enfin sur la lecture et ses difficultés. Sur la base de son parcours et des travaux fondateurs de didacticiens de la littérature comme Érick Falardeau (2003), Jean-Louis Dumortier (2001) et Jean-Louis Dufays (Dufays, Gemenne, & Ledur, 2015), on peut postuler que, de nos jours, lorsqu’il est question de lecture et d’appréciation d’œuvres littéraires dans le cadre scolaire, on définit la lecture comme un acte de construction des sens et des significations possibles des textes. Mais que signifient plus précisément lire et apprécier des œuvres littéraires dans un cadre contemporain?
Pour les experts, lire ne se limiterait plus à un simple décodage et à une compréhension de surface des textes. De nos jours, l’acte de lecture implique que l’on considère la part subjective du lecteur, ses émotions, ses sentiments. Lire, c’est en fait tenter de construire des sens et des significations possibles des textes, c’est entrer dans les textes, dans les œuvres, pour mieux en sortir et y revenir, dans un processus itératif. Ce processus implique quatre phases que le lecteur vit dans un même mouvement, dans une certaine forme de tension dynamique : 1) compréhension; 2) interprétation; 3) réaction; 4) utilisation. Pour comprendre, le lecteur doit s’écarter du décodage simple des mots pour réorganiser les informations dans une structure plus globale qui rend intelligibles les informations essentielles du contenu du texte (Falardeau, 2003). Cette généralisation a pour but de dégager un ou des sens, une ou des perceptions, une ou des représentations d’ensemble qu’actualise le lecteur à l’aide de ses connaissances. Elle est un tremplin vers l’interprétation plus personnelle. Pour interpréter, le lecteur scrute le texte de manière attentive pour explorer les significations possibles (Falardeau, 2003). Ce n’est plus tant le sens qu’il cherche, mais une ou des significations, ce que le texte peut signifier. Pour réagir de façon personnelle, le lecteur fait appel à sa subjectivité pour exprimer ses gouts, ses sentiments, ses émotions et sa sensibilité qui se combinent à ce qu’il comprend et interprète de l’œuvre littéraire (Giasson, 2000). Il peut ainsi s’identifier aux personnages, exprimer ses impressions sur les évènements et établir des liens avec son expérience personnelle (Giasson, 2011). Pour utiliser dans la vraie vie les contenus, les sens, les messages présents dans le texte, le lecteur met en interaction des lectures et la vie, du symbolique et du réel (Rouxel, 2007). Utiliser renvoie à la sphère plus privée et à la recherche de significations pour soi, et repose sur l’expérience que le lecteur a du monde, à une expérience limitée à son univers personnel (Rouxel, 2007). Être compétent en lecture, c’est donc être en mesure de comprendre, d’interpréter et d’utiliser les textes dans la vraie vie tout en étant en mesure d’y réagir de façon personnelle. Par conséquent, un jeune enfant de deux ou trois ans qui « lit » un album illustré avec ses parents avant de s’endormir est bel et bien déjà lecteur : il tente, à sa manière et dans les limites de ses connaissances, de construire des sens et des significations possibles des textes.
Manon Hébert (2006), professeure à l’Université de Montréal et spécialiste des approches didactiques de la littérature à l’école, définit l’appréciation d’une œuvre littéraire ainsi : « […] c’est parvenir, dans un même mouvement, à la comprendre, [à] l’interpréter, [à] y réagir, [à] l’analyser, [à] la critiquer et [à] l’évaluer de manière personnelle, créatrice et critique, tout en étant conscient de sa démarche de lecture et du contexte » (p. 74). Le processus d’appréciation s’appuie sur le processus de lecture présenté plus haut et amène le lecteur à formuler des jugements sur les œuvres littéraires. Ces jugements peuvent être de deux ordres : 1) jugement de gout personnel; 2) jugement de valeur intellectuel. Le jugement de gout consiste à « faire état du (dé)plaisir éprouvé au contact d’une œuvre » et à « dire les motifs du jugement de gout, c’est-à-dire pourquoi cette œuvre nous a plu ou déplu » (Dumortier, 2006, p. 193). Le jugement de valeur, comme le fait remarquer Chloé Gabathuler (2016), ne découle pas nécessairement du plaisir éprouvé au contact d’une œuvre, mais plutôt d’une évaluation de l’œuvre à l’aune de valeurs propres à la communauté d’individus à laquelle le lecteur appartient. Apprécier une œuvre littéraire, c’est donc exprimer ses jugements bien personnels, reconnaitre aux œuvres certaines qualités et aussi confronter ses jugements avec ceux d’autrui. Le jeune enfant de deux ou trois ans est ainsi déjà en mesure de dire, de montrer qu’il a particulièrement aimé ou moins aimé telle ou telle œuvre pour telle ou telle raison. Encore une fois, on peut dire qu’il est déjà lecteur!
En considérant la lecture comme un acte de construction des sens et des significations possibles des textes et l’appréciation comme la formulation de jugements de gout et de valeur sur les œuvres littéraires lues, vues ou entendues, il s’agit, à l’école comme à la maison, de susciter des discussions autour des textes en proposant des pistes qui relèvent de la compréhension, certes, mais aussi d’aspects plus personnels comme l’interprétation, la réaction, l’utilisation ainsi que de l’expression de jugements. Dans une approche plus traditionnelle, on demandait au lecteur : quelle est la couleur du Petit Chaperon? Où se passe ce conte? Mais dans une approche plus novatrice qui fait du livre, de l’œuvre, un véritable objet de partage, on posera aussi et surtout des questions telles que pourquoi, selon toi, le Petit Chaperon est-il rouge? Pourquoi, selon toi, l’auteur a-t-il choisi ce lieu pour son histoire? Que représente, selon toi, le personnage principal? Es-tu déjà allé en forêt? Aimes-tu te promener en forêt? Aimerais-tu qu’on aille chez grand-maman bientôt? Qu’est-ce qu’on retient de ce conte? Ce sont autant de questions ouvertes et d’incitation à des réponses qui ne sont pas prédéterminées et qui ne deviennent pertinentes qu’en fonction de l’argumentation du lecteur à partir des indices présents dans les œuvres.
Si vous êtes enseignant au préscolaire ou au primaire, ou encore parent de jeunes enfants, il s’agit donc de considérer vos élèves ou vos enfants comme des lecteurs pleins et entiers, des lecteurs qui ont toute une part de subjectivité à exprimer, des lecteurs qui construisent des sens et des significations peu importe leur âge, des lecteurs qui souhaitent exprimer leurs jugements sur les œuvres, des lecteurs en formation… pour la vie!
Dufays, J.-L., Gemenne, L., & Ledur, D. (2015). Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la pratique (3e éd.). Bruxelles : De Boeck.
Dumortier, J.-L. (2006). Conduite esthétique, jugement esthétique et écriture de soi. Repères, 34, 185-213.
Dumortier, J.-L. (2001). Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique. Bruxelles : De Boeck/Duculot.
Falardeau, É. (2003). Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire. Revue des sciences de l’éducation, 29(3), 673-694.
Gabathuler, C. (2016). Apprécier la littérature. La relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Giasson, J. (2011). La lecture. Apprentissage et difficultés. Montréal : Gaëtan Morin.
Giasson, J. (2011). La lecture. De la théorie à la pratique (2e éd.). Montréal : Gaëtan Morin.
Giasson, J. (2000). Les textes littéraires à l’école. Montréal : Gaëtan Morin.
Giasson, J. (1990). La compréhension en lecture. Montréal : Gaëtan Morin.
Hébert, M. (2006). Une démarche intégrée et explicite pour enseigner à « apprécier » les œuvres littéraires. Québec français, 143, 74-76. Repéré à https://www.erudit.org/fr/revues/qf/2006-n143-qf1179170/49499ac/
Rouxel, A. (2007). De la tension entre utiliser et interpréter dans la réception des œuvres littéraires en classe : réflexion sur une inversion des valeurs au fil du cursus. Dans J.-L. Dufays (Éd.), Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire? Sens, utilité, évaluation (pp. 45-54). Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain.
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[1]Une deuxième édition a été publiée en 2003 et réimprimée en 2011.