Les écoles francophones et d’immersion à travers le pays sont de plus en plus hétéroclites, tant en matière linguistique qu’en matière culturelle (Kristmanson & Dicks, 2014, cités dans Cavanagh, Cammarata, & Blain, 2016; Mady, 2010). Ainsi, la diversité culturelle dans les classes crée un potpourri linguistique ayant le français en toile de fond. Mais, pour les jeunes, être compris et se faire comprendre en dépit de leurs différences culturelles nécessite des habiletés langagières spécifiques qui ne sont pas nécessairement maitrisées par tous. Malgré le lien intégrateur du français en salle de classe, plusieurs enseignants remarquent la gêne éprouvée par les élèves qui apprennent ou qui ont appris cette langue et leur hésitation à prendre la parole. Bien que plusieurs enseignants reconnaissent l’importance de la production orale pour l’apprentissage d’une langue, cela reste un défi de convaincre les élèves de parler. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs tendance à octroyer trop d’importance à la justesse de la prononciation, du vocabulaire et de la conjugaison, ce qui entrave la fluidité et affecte le naturel de la prise de parole. À ce sujet, Stephen Krashen (1982, 2003) a émis et réitéré certaines hypothèses qui aident à comprendre les défis de la prise de parole lors de l’acquisition d’une nouvelle langue.
Avant de plonger dans ses hypothèses, il est essentiel de contextualiser les recherches de Krashen. Formulée au début des années 1980, l’approche de Krashen se veut communicationnelle, s’opposant ainsi aux courants pédagogiques dominants de l’époque (soit la grammaire-traduction et la méthode audio-orale). Il parle alors d’« acquisition naturelle d’une langue » par opposition à l’« apprentissage d’une langue ». Ses hypothèses s’ancrent donc dans une approche qui accorde une importance accrue aux interactions authentiques dans la nouvelle langue. Pour Krashen, l’acquisition est une manière inconsciente d’acquérir et d’organiser des notions langagières par la communication, tandis que l’apprentissage est un processus conscient de réception et d’organisation de notions au sujet d’une langue.
L’hypothèse du moniteur
Dans sa première hypothèse, celle du moniteur (the monitor hypothesis), Krashen (1992, 2003) souligne l’importance combinée des deux approches : l’acquisition et l’apprentissage. Les visées communicationnelles de l’acquisition langagière permettent d’entamer une conversation dans la nouvelle langue, mais la conscience d’être en situation d’apprentissage active un « moniteur de la production orale (output) », dont le rôle s’apparente au correcteur automatique des téléphones intelligents. Le moniteur perfectionne la production orale en analysant et en corrigeant simultanément la prise de parole. Toutefois, l’autocorrection ne peut pas se produire si l’individu ne connait pas les structures de la nouvelle langue et sa grammaire, et ne peut se réaliser si l’élève n’a pas le temps de penser. Ainsi, lorsqu’un élève est en apprentissage d’une langue et qu’il est invité à prendre la parole sans avoir le temps de se préparer, son moniteur n’a pas le temps d’activer toutes les connaissances antérieures nécessaires pour être efficace simultanément à la prise de parole.
Par ailleurs, la prise de parole fréquente permet de mettre en pratique les structures et la grammaire. Celles-ci deviennent ainsi automatisées, ce qui permet au moniteur de ne plus intervenir. Malheureusement, l’autocorrection par le moniteur peut ralentir le débit et stopper les conversations, surtout à cause du rythme peu naturel et hachuré que cela engendre. C’est là que l’enseignant doit trouver un juste milieu pour soutenir la justesse de la parole, mais aussi encourager la fluidité. Cet équilibre, qu’on nomme la compétence communicative, est influencé par le niveau de maitrise du langage par l’élève, sa maturité et le contexte d’utilisation de la langue. On peut donc varier les objectifs en fonction de la tâche, par exemple se concentrer sur la justesse lors d’une présentation orale préparée, mais encourager la fluidité et la vitesse de transfert entre la pensée et la parole lors d’interactions en salle de classe.
L’hypothèse de l’entrée linguistique
L’hypothèse de l’entrée linguistique (input) est aussi à retenir (Krashen, 1992, 2003). Cette hypothèse explique que l’élève acquiert la nouvelle langue grâce aux nouveautés linguistiques auxquelles il est exposé et qu’il comprend dans le discours des autres. Les compétences de compréhension orale sont ainsi primordiales et la compréhension peut être aidée par la mise en contexte et l’ajout d’informations extralinguistiques. L’enseignant doit d’abord identifier les capacités de l’élève sans soutien (évaluation formative) pour ensuite le faire passer au niveau suivant, en le soutenant par l’utilisation de méthodes variées (p. ex. un débit ralenti, l’évocation d’images, l’utilisation de la gestuelle, les répétitions, les circonlocutions), mais aussi en lui faisant comprendre la relation entre ses capacités initiales et les nouvelles capacités acquises ou en acquisition. Puisque qu’une communication implique nécessairement l’émission et la réception d’informations entre locuteurs, si l’élève en situation d’apprentissage d’une langue n’arrive pas à saisir l’information reçue, il devient impossible pour lui de réagir et de répondre. C’est souvent une raison pour laquelle un élève se retire lui-même d’une conversation : l’incapacité de comprendre les éléments essentiels qui l’aideraient à bâtir une réaction, une réponse. L’enseignant occupe alors une position privilégiée pour soutenir l’élève puisqu’il a l’habitude de changer sa façon de parler et de reformuler afin d’être compris. Quant à eux, les élèves ne sont pas toujours assez sensibles aux réalités de l’apprentissage d’une langue et ne sont pas nécessairement assez intuitifs et habiles pour intégrer l’extralinguistique à leurs communications. C’est toutefois une habileté qui peut être enseignée explicitement à tous les élèves au moyen d’ateliers, d’activités et de jeux pédagogiques.
L’hypothèse du filtre affectif
Une autre variable qui peut influencer l’acquisition d’une nouvelle langue est le filtre affectif (the affective filter) (Krashen, 1992, 2003). C’est ce filtre qui explique pourquoi certains élèves prennent beaucoup de temps avant de prendre la parole et il est en corrélation directe avec le niveau de confiance d’un élève. Plus un élève est confiant, plus le filtre affectif est bas, ce qui signifie que l’élève est plus ouvert aux entrées linguistiques et au risque de communiquer malgré l’incertitude d’avoir compris ou de savoir répondre. À l’inverse, quand le filtre affectif est élevé, il agit comme une barrière. À la lumière de cette hypothèse, l’enseignant peut placer les élèves dans des situations qui sont appropriées pour leur niveau de compétence afin de baisser le filtre affectif, de diminuer l’anxiété, et d’empêcher l’élève d’être sur la défensive. L’enseignant peut créer un milieu où toute prise de parole est encouragée, voire félicitée, même si elle doit être corrigée. Il faut aussi souligner que le filtre affectif augmente à la puberté. L’adolescent, souvent préoccupé par le jugement des pairs, a une plus grande capacité d’acquisition d’une nouvelle langue, mais son filtre affectif peut l’empêcher d’être réceptif et peut mener à la surutilisation du moniteur.
En résumé
Ainsi, quel que soit le niveau de compétence communicative d’un élève, les hypothèses du moniteur, de l’entrée linguistique et du filtre affectif de Krashen (1982, 2003) peuvent expliquer pourquoi l’élève hésite à prendre la parole dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Krashen suppose que, même si plusieurs autres facteurs viennent soutenir ou entraver le développement d’une nouvelle langue, ces trois hypothèses entrent en scène dès que l’élève est en contact avec la nouvelle langue, que ce soit en classe de mathématiques, de langue, d’univers social ou de musique. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’être didacticien de français ou d’anglais pour soutenir l’élève dans son processus d’acquisition et d’apprentissage, mais il est pertinent de comprendre les mécanismes complexes et nombreux qui interagissent entre eux pour l’aider le mieux possible!
Références
Cavanagh, M., Cammarata, L., & Blain, S. (2016). Enseigner en milieu francophone minoritaire canadien : synthèse des connaissances sur les défis et leurs implications pour la formation des enseignants. Revue canadienne de l’éducation, 39(4), 1-32.
Mady, C. J. (2010). Motivation to study core French: Comparing recent immigrants and Canadian-born secondary school students. Canadian Journal of Education, 33(3), 564–587. Repéré à http://www.csse-scee.ca/CJE/Articles/FullText/CJE33-3/CJE33-3-Mady.pdf
Krashen, S. (1982) Principles and practices in second language acquisition. Oxford, UK: Pergamon.
Krashen (2003) Explorations in language acquisition and use: The Taipei lectures. Portsmouth, NH : Heinemann.
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