Les difficultés de langage, un défi supplémentaire pour les mathématiques : L’exemple des enfants sourds

22/03/2017 08:41:13

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Il existe en sciences cognitives un débat relatif à la cognition numérique : on s’interroge sur la possibilité que les compétences mathématiques et leur développement soient dépendantes de facteurs innés d’une part, et de facteurs culturels (langage, langue, éducation) d’autre part (voir Everett (2013) pour une revue). Certaines études montrent en effet que des habiletés numériques de base (c’est-à-dire la capacité à traiter les nombres) sous-tendant le développement mathématique sont innées chez tous les individus – bébés, enfants, adultes sans culture et langage mathématiques, et même les animaux – et accessibles. D’autres études montrent que les habiletés mathématiques se développent grâce à un système numérique exact et lié spécifiquement au langage humain.

Un fait demeure : le langage a une place prépondérante dans le développement de la compréhension et l’application de concepts mathématiques. En ce sens, présenter un retard ou un trouble du langage représente un défi supplémentaire pour l’enfant en apprentissage mathématique. D’ailleurs, plusieurs études mettent en évidence des difficultés mathématiques chez les enfants ayant un trouble spécifique du langage et chez les enfants sourds. Leurs déficits mathématiques se situent bien au-delà de l’unique difficulté à comprendre les consignes ou les énoncés de problèmes arithmétiques.

À ce propos, Roux (2014) a réalisé une revue de littérature sur la surdité et les difficultés d’apprentissage en mathématiques dont l’objectif était de faire un état des lieux et des problématiques actuelles. Roux (2014) a observé que les enfants sourds présentent des difficultés avec de nombreuses compétences mathématiques.

 

Les difficultés mathématiques chez les enfants sourds

Carey (2001, 2004) attribue une importance primordiale au langage dans le développement du concept de nombre : en effet, si les enfants perçoivent presque instantanément et de manière quasi innée les toutes petites quantités (i.e., subitizing), ce n’est que grâce à l’acquisition des mots-nombres (les nombres en code oral, autrement dit les mots pour dire les nombres) qu’ils deviennent capables d’associer une quantité précise à un mot-nombre précis. En ce sens, plusieurs types de difficultés sont relevées chez les enfants sourds :

  • des difficultés sur le plan de la comptine numérique, du dénombrement, de l’association d’une étiquette mot-nombre à une collection subitizée, et de l’association d’une étiquette mot-nombre à une collection dans une activité d’estimation;

  • des difficultés de numération et de transcodage (lecture et dictée de nombres) – notre système irrégulier de la langue française (par exemple, 15 dit « quinze » plutôt que « dix-cinq ») représente un défi indéniable;

  • des difficultés diverses en arithmétique : une lenteur dans les tâches de calcul, un manque de maitrise de la décomposition additive, des stratégies non élaborées de calcul (notamment le surcomptage aux dépens de la décomposition ou de la récupération en mémoire des faits arithmétiques);

  • des difficultés de résolution de problèmes, encore plus marquées lorsque la structure linguistique des énoncés est complexe, de raisonnement verbal et de raisonnement logique.

 

Des facteurs explicatifs

Roux (2014) évoque plusieurs facteurs explicatifs possibles. Premièrement, le langage semble au cœur de la problématique à la fois des difficultés de langage de l’enfant et des difficultés liées aux caractéristiques langagières de certaines activités mathématiques (par exemple l’utilisation de la comptine numérique pour le dénombrement de collections, les stratégies verbales de calcul, la lecture de nombres, etc.). Deuxièmement, des éléments exogènes tels que le manque d’expériences vécues par les enfants sourds en raison de la privation auditive entrent en ligne de compte. Troisièmement, les difficultés mathématiques des enfants sourds pourraient aussi bien être dues à des facteurs cognitifs généraux tels que des faiblesses sur les plans du traitement séquentiel, du traitement phonologique et même des fonctions exécutives.

 

En conclusion

Diverses perspectives sont proposées par Roux (2014) pour poursuivre les études et mener à une meilleure compréhension des difficultés mathématiques chez les enfants sourds. Il parle de la pertinence de l’étude du rôle du dépistage précoce, des effets de l’implant cochléaire, des facteurs directement liés à la surdité (degré et type de surdité, type d’appareillage, statut auditif des parents, etc.) et des facteurs plus généraux (intelligence verbale et non verbale, langage, mémoire, etc.). De plus, il semble primordial de préciser comment les enfants sourds construisent des représentations numériques et d’évaluer l’impact de programmes de remédiation ou d’apprentissage. J’ajouterais à ces considérations l’importance capitale de différencier l’enfant sourd grandissant dans un environnement qui lui permet d’acquérir la langue des signes (et donc des codes numériques symboliques) avec ses parents de l’enfant sourd qui ne dispose pas réellement d’un modèle langagier. La distinction entre ces deux réalités est primordiale pour poursuivre les recherches sur les difficultés mathématiques des enfants sourds.

La problématique de l’enfant sourd est opportune pour mesurer l’importance du langage dans le développement mathématique et donne de ce fait des pistes de réflexion intéressantes concernant les enfants présentant un trouble spécifique du langage.

 

Références

Carey, S. (2001). Cognitive Foundations of Arithmetic: Evolution and Ontogenisis. Mind & Language, 16(1), 37–55. doi: 10.1111/1468-0017.00155

Carey, S. (2004). Bootstrapping & the origin of concepts. Daedalus, 133(1), 59–68. doi: 10.1162/001152604772746701

Everett, C. (2013). Independent cross-cultural data reveal linguistic effects on basic numerical cognition. Language and Cognition, 5(1), 99-104. doi: http://doi.org/10.1515/langcog-2013-0005

Roux, M.-O. (2014). Surdité et difficultés d’apprentissage en mathématiques, état des lieux et problématiques actuelles. Bulletin de psychologie, 532, 295-307. doi: 10.3917/bupsy.532.0295

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