L’entrainement de la conscience morphologique : modalités didactiques et activités morphologiques

17/05/2017 10:28:03

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Comme nous l’avons présenté dans le billet de la semaine dernière, les études sur la conscience morphologique font ressortir que les enfants ne développent pas leur conscience morphologique au même rythme. Les élèves qui ont une moins bonne conscience morphologique ont de moins bonnes performances en lecture de mots, en orthographe lexicale, en vocabulaire et en compréhension de lecture. Comme un entrainement de la conscience morphologique conduit à l’amélioration non seulement de celle-ci, mais aussi de la lecture, de l’écriture et du vocabulaire, la pertinence d’un tel entrainement va de soi. Toutefois, ses modalités pédagogiques demeurent à définir.

Les études qui ont expérimenté des programmes d’entrainement de la conscience morphologique (Chapleau, 2015; Fejzo, Godard, & Laplante, 2014, 2017; Gonnerman, 2015; St-Pierre & Laferrière, 2013) ne sont pas assez nombreuses en français pour permettre d’identifier les modalités gagnantes. En outre, étant donné que la conscience morphologique couvre un grand nombre de connaissances, d’habiletés et de stratégies, il est complexe de dégager celles qui doivent faire l’objet d’activités à un niveau scolaire donné tout en tenant compte du développement métalinguistique des élèves. Il est tout aussi ardu de choisir la manière de présenter ces connaissances, ces habiletés et ces stratégies aux élèves. Dans ce billet, nous proposons quelques modalités et activités qui découlent des recommandations des chercheurs qui s’intéressent à la conscience morphologique, à la théorie sur le développement métalinguistique (Gombert, 1990; Karmiloff-Smith, 1992) et aux modalités utilisées dans les recherches sur les interventions. Nous espérons ainsi soutenir les enseignants désireux de vivre des activités morphologiques dans leur classe.

 

L’entrainement de la conscience morphologique au préscolaire et au premier cycle du primaire

En tant qu’enseignant, la première question à laquelle on souhaite avoir une réponse est souvent : à quel niveau scolaire peut-on commencer des activités de conscience morphologique? Sachant que les enfants commencent à acquérir des connaissances sur la morphologie à un jeune âge (la formation de néologismes dès l’âge de trois ans en est une preuve), on peut inviter les enfants à faire des liens entre des mots d’une même famille dès la maternelle quatre ans. À cet égard, exploiter la richesse du vocabulaire des albums jeunesse est une option intéressante. Par exemple, si pendant la lecture d’un album, on rencontre le mot pelucheux, il est plus bénéfique pour l’élève de lui demander ce que ce mot veut dire et de l’amener tranquillement vers le mot de sa famille morphologique, en l’occurrence peluche, que de lui fournir rapidement un synonyme connu (p. ex. doux).

Pour les élèves du premier cycle, une activité amusante peut être de faire une chasse aux mots dans la classe. On place partout dans la salle les images représentant les mots de plusieurs familles morphologiques (p. ex., sauterelle, sauter; jouer, jouet, joueur; sucre, sucrier, sucré) et les élèves doivent les regrouper. Par la suite, on demande aux élèves de justifier leurs regroupements. On peut les aider en leur disant que le sens d’un mot peut être utilisé pour expliquer le sens d’un autre mot. Par exemple, on peut préciser qu’on appelle l’insecte sauterelle parce qu’il saute. On peut aussi demander aux élèves s’ils connaissent d’autres mots qui leur sont reliés, ou donner comme devoir à la maison de trouver avec leurs parents un autre mot de la famille morphologique vue en classe.

Finalement, il est important de prévoir un moment où les enfants utilisent ces mots dans des phrases. Un toutou qui s’appelle Morphy peut être utilisé pour rendre l’activité ludique et servir de point de référence pour les enfants de maternelle ou pour ceux du premier cycle. Ce type d’activités poursuit un double but. D’un côté, elles exposent de manière soutenue les enfants aux morphèmes et, par conséquent, les aident à acquérir des connaissances morphologiques. De l’autre, elles aident ces enfants, surtout ceux qui ont un vocabulaire moins riche, à élargir leur vocabulaire et à réduire l’écart créé par des interactions orales moins nombreuses avant l’entrée à l’école et pendant leur scolarité. Les enfants en milieu défavorisé et les élèves dont le français n’est pas la langue maternelle profitent beaucoup de ces activités.

 

L’entrainement de la conscience morphologique aux deuxième et troisième cycles du primaire

Aux deuxième et troisième cycles, les élèves lisent de nombreux nouveaux mots en majorité composés de deux morphèmes ou plus et doivent les comprendre et les orthographier. Cette demande accélère l’acquisition des connaissances morphologiques chez les élèves qui réussissent le mieux. Par conséquent, ils sont plus fluides, ils orthographient mieux et ils comprennent mieux les mots nouveaux. Les élèves qui réussissent moins bien bloquent cependant dans tous ces aspects. Pour les aider, les activités proposées sporadiquement par le matériel scolaire existant se révèlent insuffisantes (Fejzo, 2015). Un entrainement systématique est indispensable. Rappelons d’ailleurs que faire des activités morphologiques est prescrit dans la Progression des apprentissages (MEES, 2009). Prévoir une heure par semaine pour entrainer la conscience morphologique est réaliste (nous l’avons expérimenté), mais surtout très bénéfique. Idéalement, une quarantaine de périodes doivent donc être planifiées durant l’année scolaire. Pour préciser le contenu des activités et leur enchainement, il est nécessaire de partir de ce que les enfants connaissent de manière implicite pour ensuite les rendre conscients de leurs connaissances.

Il a été documenté que les relations entre les mots de la même famille sont une connaissance que les enfants développent tôt (Tyler & Nagy, 1987). Par conséquent, une première activité peut être de proposer aux élèves une suite de mots de la même famille morphologique et d’ajouter un intrus. Il est important d’insister sur le fait que le cœur de l’activité n’est pas de trouver l’intrus, mais de justifier pourquoi c’est un intrus. Par exemple, dans la suite discuter, parole, discussion, indiscutable, discutant, l’intrus est parole, car ce mot a une forme différente des autres mots de la suite. Or, dans la suite vent, venter, vente (la), venteux, l’intrus vente (la) a une forme similaire avec le reste de la suite, mais son sens n’a rien à voir avec le mot vent. Il s’agit de deux conditions importantes pour faire partie de la famille morphologique, à savoir avoir le même sens et avoir une forme similaire. Les enfants qui connaissent de manière inconsciente ces conditions doivent être amenés à expliciter ces connaissances et être capables de définir ce qu’est une famille morphologique. Cette définition constitue une connaissance morphologique explicite sur la base de laquelle ils s’appuient pour en construire de nouvelles.

Par exemple, des activités sur la structure des mots aident les élèves à comprendre les concepts de racine, préfixes et suffixes. Des activités sur des préfixes et des suffixes connus par les enfants sont nécessaires pour approfondir leurs connaissances sur le sens et la forme de ces affixes (p. ex., les deux sens du préfixe in-, « le contraire de » – infaillible – et « à l’intérieur de » – immigration) et leurs différentes formes orthographiques et phonologiques (p. ex. impossible, illégal, irréprochable). Selon certains chercheurs (Graves, 2006), la connaissance de six préfixes ou suffixes par année serait suffisante vers la fin du primaire. Comme la maitrise de telles connaissances est nécessaire pour le développement de la littératie, le transfert des connaissances morphologiques en orthographe, en vocabulaire ou dans un autre aspect doit faire l’objet d’activités subséquentes. Ainsi, proposer un corpus avec des mots préfixés en in- comme irresponsable, irrespectueux, irréprochable, et inviter les élèves à dégager la régularité (Brissaud & Cogis, 2011) les aiderait à écrire sans difficulté les lettres doubles lorsqu’ils auront à orthographier ces mots. La démarche de la dictée 0 faute (Nadeau & Fischer, 2014) est également un cadre pédagogique intéressant pour vivre les activités morphologiques.

 

Les modalités d’enseignement

Outre la précision du contenu des activités et leur enchainement, il ne faut pas perdre de vue la manière de vivre ces activités. Tout d’abord, il faut penser à motiver les élèves, car les activités morphologiques sont cognitivement exigeantes. En ce sens, une touche ludique gagne à être ajoutée. Ainsi, les activités peuvent prendre la forme d’un jeu ou d’un défi lancé aux élèves, par exemple. Des élèves motivés posent des questions et font des réflexions surprenantes! Par ailleurs, il s’avère indispensable de concevoir des activités de consolidation après l’introduction de chaque nouvelle connaissance, car comme nous l’avons observé lors de plusieurs expérimentations, les élèves qui présentent plus de difficultés ont besoin de revenir aux mêmes connaissances à plusieurs reprises et préférablement en petits groupes (Goodwin & Ahn, 2013).

Pour conclure, la morphologie française est au cœur de l’apprentissage du français écrit. En prendre conscience est une étape incontournable pour les élèves. Sa découverte peut constituer un plaisir intellectuel à la fois pour les élèves et les enseignants.

 

 

Références

Brissaud, C., & Cogis, D. (2011). Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui. Paris : Hatier.

Chapleau, N. (2015). L’apprentissage de l’orthographe lexicale chez les dysorthographiques : interventions en morphologie dérivationnelle. Approche neuropsychologique des apprentissages chez l'enfant, 135.

Fejzo, A. (2015). Portrait des lecteurs et des scripteurs de 4e année et effets d’une intervention en conscience morphologique sur l’orthographe lexicale. Rapport de recherche présenté à la Commission scolaire de Montréal (non publié).

Fejzo, A., Godard, L., & Laplante, L. (2014). Les effets d’un programme de conscience morphologique sur l’identification des mots en français. Bellaterra journal of teaching & learning language & literature, 7(4), 15-37.

Fejzo, A., Godard, L., & Laplante, L. (2017). Les effets d’une intervention en conscience morphologique sur l’orthographe lexicale chez des élèves arabophones. Élèves scolarisés en français dans le 2e cycle du primaire en milieu défavorisé. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 76(4), 45-64. Repéré à http://www.cairn.info/revue-la-nouvelle-revue-de-l-adaptation-et-de-la-scolarisation-2016-4-page-45.html

Gombert, J.-É. (1990). Le développement métalinguistique. Paris : PUF.

Gonnerman, L. (2015). Exploiter les connaissanes des enfants sur les relations entre les mots afin d'améliorer l’orthographe au Québec francophone : étude expérimentale et d’intervention. Rapport de recherche, programme Actions concertées MEES-FRQSC. Repéré à http://www.frqsc.gouv.qc.ca/documents/11326/518700/PT_GonnermanL_rapport-orthographe-Qu%C3%A9bec-francophone.pdf/3ae6576d-480e-4bdf-95f5-a7eb395160dc

Goodwin, A. P., & Ahn, S. (2013). A Meta-Analysis of Morphological Interventions in English: Effects on Literacy Outcomes for School-Age Children. Scientific Studies of reading, 17(4), 257-285.

Graves, M. F. (2006). The vocabulary book: Learning and Instruction. New York: Teachers College Press.

Karmiloff-Smith, A. (1992). Beyond Modularity. A Developmental Perspective on Cognitive Science. Cambridge, Massachusetts, London: The MIT Press.

MEES (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur). (2009). Progression des apprentissages au primaire. Repéré à http://www1.mels.gouv.qc.ca/progressionPrimaire/

Nadeau, M., & Fischer, C. (2014). Expérimentation de pratiques innovantes, la dictée 0 faute et la phrase dictée du jour, et étude de leur impact sur la compétence orthographique des élèves en production de texte. Rapport de recherche, programme Actions concertées MELS-FRQSC. Repéré à http://www.frqsc.gouv.qc.ca/partenariat/nos-resultats-de-recherche/histoire?id=w9hm3gk81425325899046

St-Pierre, M.- C, & Laferrière, T. (2013). Conscience morphologique et habiletés d’orthographe chez les enfants du premier cycle du primaire ayant des difficultés en langage écrit : une étude d’intervention. Rapport de recherche, programme Actions concertées MELS-FRQSC. Repéré à http://www.frqsc.gouv.qc.ca/documents/11326/449040/PT_St-PierreM-C_rapport+2014_Hab.ortho_diff.langage/86b77195-b00d-4561-bf22-1355af0fc80f

Tyler, A., & Nagy, W. (1987). The Acquisition of English Derivational Morphology. Champaign, IL: University of Illinois at Urbana-Champaign. Repéré à https://www.ideals.illinois.edu/bitstream/handle/2142/17649/ctrstreadtechrepv01987i00407_opt.pdf?sequence=1

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