Vous avez peut-être déjà entendu parler de la théorie de l’esprit, mais savez-vous vraiment de quoi il s’agit? Seriez-vous étonné d’apprendre que vous fonctionnez selon cette théorie et qu’elle est bien intégrée à votre pensée?
Une définition
La théorie de l’esprit est la capacité à comprendre et à se représenter ses états internes et ceux des autres, ainsi que la capacité à attribuer des états aux autres sans égard pour les siens (Bursztejn & Gras-Vincendon, 2001; Mason, Williams, Kana, Minshew, & Just, 2008; Veneziano, 2002, 2015a, 2015b). La théorie de l’esprit permet d’inférer ce que l’autre croit et pense en fonction de ce qui lui arrive, et de prédire ce qu’il va faire (Baron-Cohen, Leslie, & Frith, 1985; Bursztejn & Gras-Vincendon, 2001; Veneziano, 2015b). Le développement de cette capacité commence dès le plus jeune âge, mais celle-ci n’atteint une forme mature et complexe qu’à la fin du parcours scolaire primaire.
L’expression états internes recouvre quatre types d’états, lesquels sont présentés ici selon leur ordre d’apparition (Veneziano & Hudelot, 2006; Veneziano, 2010, 2016) :
L’âge préscolaire : développement et manifestations
Le développement de la théorie de l’esprit débute très tôt. Même le nouveau-né serait capable d’une théorie implicite de l’esprit. Cela se remarque par le fait qu’il distingue l’animé de l’inanimé (Meltzoff, 1995, 1999) et qu’il détecte le regard de l’autre (Bursztejn & Gras-Vincendon, 2001). Cela se constate dans une compréhension intuitive des états internes de l’adulte (Mounoud, 2000), par exemple lorsqu’un bébé réagit au stress vécu dans la famille par de l’irritabilité ou à la tristesse d’un parent en pleurnichant.
Bien que l’enfant d’âge préscolaire ait une pensée égocentrique qui rend difficile la compréhension de la pensée de l’autre, il développe malgré tout les fondements de la théorie de l’esprit. Un des meilleurs exemples est celui du jeune enfant qui joue à la cachette et se cache toujours au même endroit : l’enfant sait qu’il doit se cacher pour ne pas être vu, mais il ne sait pas que son compagnon finira par le chercher toujours à la même place. Bien qu’il attribue encore difficilement des états internes à l’autre, l’enfant est rapidement capable de lui attribuer des rôles et d’assigner des états internes à des objets. Par exemple, très tôt les enfants savent qui sont les gentils et qui sont les méchants dans les émissions télévisées (Houdé, 2011). Également, bien que l’enfant réalise d’abord des actions qui le concernent dans le jeu de fiction, comme faire semblant de manger ou de dormir, il pose rapidement ces actions par rapport à une tierce « personne », qui est en fait un jouet (Veneziano, 2002). Il attribue ainsi des états internes aux jouets quand il suppose par exemple que la poupée a faim ou que le toutou pleure (Veneziano, 2005). De ce fait, le jeu est une manifestation révélatrice du développement de la théorie de l’esprit, car il reflète la compréhension intuitive qu’a l’enfant des états internes.
L’âge scolaire : développement et manifestations
Une fois à l’âge scolaire, vers sept ans, l’enfant est plus facilement capable de se décentrer de son propre point de vue pour considérer celui de ses pairs (Houdé, 2011; Mounoud, 2000). Cependant, bien qu’il puisse se prononcer sur un état interne de type épistémique (ce que l’autre pense ou croit), il ne considère pas plus d’un point de vue à la fois (Mounoud, 2000). Ainsi, l’enfant de sept ans en situation de discussion se rallie facilement aux autres en oubliant son point de vue initial. Vers neuf et dix ans, l’enfant arrive à coordonner les points de vue (Mounoud, 2000), ce qui lui permet d’accéder à une forme plus mature de la théorie de l’esprit. En classe, cela se remarque dans ses interactions sociales et dans sa gestion des conflits. Il est en effet plus facile d’éviter un conflit lorsque l’on est capable de comprendre le comportement de l’autre! Cela a aussi des répercussions dans les situations d’écriture et de lecture où les élèves sont capables de s’exprimer au sujet des points de vue de plusieurs personnages, protagonistes et antagonistes, qui ne pensent pas de la même façon.
Que faut-il retenir?
En conclusion, il faut se rappeler que le développement de la théorie de l’esprit est un processus évolutif qui débute très tôt et qui atteint une forme plus mature à la fin du primaire. Les âges présentés ici le sont à titre indicatif seulement. Plusieurs enfants qui vivent des difficultés ou qui manquent de stimulation ou de socialisation ne respectent pas exactement cette chronologie et ont besoin d’aide pour développer leur théorie de l’esprit. En classe, cette théorie se manifeste dans les interactions sociales ainsi que dans la compréhension du monde qu’ont les enfants. Elle a également un impact sur la compréhension en lecture (compréhension des motivations et des émotions des personnages) et la production de récits.
Références
Baron-Cohen, S., Leslie, A. M., & Frith, U. (1985). Does the autistic child have a “theory of mind”? Cognition, 21, 37–46. doi: 0010-0277/85/$3.50
Bursztejn, C., & Gras-Vincendon, A. (2001). La « théorie de l’esprit »?: un modèle de développement de l’intersubjectivité?? Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 49(1), 35–41. https://doi.org/10.1016/S0222-9617(01)80052-0
Houdé, O. (2011). La psychologie de l’enfant (5e éd.). Paris : Presses Universitaires de France.
Mason, R. A., Williams, D. L., Kana, R. K., Minshew, N., & Just, M. A. (2008). Theory of Mind disruption and recruitment of the right hemisphere during narrative comprehension in autism. Neuropsychologia, 46(1), 269–80. doi: 10.1016/j.neuropsychologia.2007.07.018
Meltzoff, A. N. (1995). Understanding the intentions of others : Re-Enactement of intended acts by 18-month-old children. Developmental psychology, 31(5), 838-350.
Meltzoff, A. N. (1999). Origins of theory of mind, cognition and communication. Journal of communication disorders, 32(4), 251-269. doi: PII S0021-9924(99)00009-X
Mounoud, P. (2000). Le développement cognitif selon Piaget. Structures et points de vue. Dans O. Houdé & C. Meljac (Éds), L’esprit piagétien. Hommage international à Jean Piaget (pp. 191–211). Paris : Presses Universitaires de France.
Veneziano, E. (2002). Relations entre jeu de fiction et langage avant trois ans: De l’émergence de la fonction sémiotique à celle de la « théorie de l’esprit » en action. Enfance, 54(3), 241-257. doi: 10.3917/enf.543.0241
Veneziano, E. (2005). Effects of conversational functioning on early language acquisition: When both caregivers and children matter. Dans B. Bokus (Éd.), Studies in the psychology of child language (pp. 47-69). Warsaw: Matrix.
Veneziano, E. (2010). Peut-on aider l’enfant à mieux raconter? Les effets de deux méthodes d’intervention : Conversation sur les causes et modèle écrit. Dans H. Makdissi, A. Boisclair, & P. Sirois (Éd.), La littératie au préscolaire. Une fenêtre ouverte vers la scolarisation (pp. 107-144). Québec : Presses de l’Université du Québec.
Veneziano, E. (2015a). Compétences pragmatiques, théorie de l’esprit et non linéarité discursive chez l’enfant. Travaux linguistiques du Cerlico, 28, 181-194. Repéré à https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01273744/document
Veneziano, E. (2015b). Théories de l’esprit et acquisition du langage chez le jeune enfant. Spirale, 75, 119-136. doi: 10.3917/spi.075.0119
Veneziano, E. (2016). The development of narrative discourse in French by 5 to 10 years old children: Some insights from a conversational interaction method. Dans J. Perera, M. Aparici, E. Rosado, & N. Salas (Éds), Written and spoken language development across the lifespan: Essays in honour of Liliana Tolchinsky (pp. 141-159). Springer Publishers.
Veneziano, E., & Hudelot, C. (2006). États internes, fausse croyance et explications dans les récits : effets de l’étayage chez les enfants de 4 à 12 ans. Le langage et l’homme, XXXXI(2), 117–138. doi: halshs-00133376
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