Un premier billet, paru la semaine dernière, abordait la morphologie et la façon dont elle s’inscrit dans l’orthographe des mots. Il s’avère que connaitre la morphologie est essentiel pour les lecteurs-scripteurs puisque celle-ci est présente dans plus de 80 % des mots du français (Rey-Deboves, 1984). Le billet de cette semaine porte plus spécifiquement sur la conscience morphologique et sur son rôle dans l’apprentissage du langage écrit. À cet effet, les élèves qui ont des connaissances morphologiques suffisantes en viennent à pouvoir réfléchir sur celle-ci et à les utiliser comme levier en lecture et en écriture. Gros plan sur la conscience morphologique!
De la connaissance morphologique à la conscience morphologique
La réflexion sur la structure morphologique des mots et l’utilisation volontaire des diverses connaissances sur la morphologie des mots constituent ce qui est appelé la conscience morphologique (Carlisle & Goodwin, 2014). De la même façon que la conscience phonologique permet à l’élève de porter volontairement son attention sur les phonèmes des mots afin de poser un jugement ou de les manipuler, la conscience morphologique le mènera à utiliser volontairement sa connaissance des morphèmes, tant à l’oral qu’à l’écrit. En effet, avec cette conscience morphologique, les lecteurs-scripteurs apprennent à identifier et produire les mots comme étant la somme de ses composantes morphémiques et ils deviennent graduellement en mesure de déduire la lecture et l’orthographe de mots non familiers (Wolter & Dilworth, 2014). Ainsi, l’enfant peut faire un assemblage morphémique et non plus phonémique ou syllabique. Par exemple, lire découragement par morphèmes (dé-courage-ment) est plus rapide et donne plus d’information sémantique (sens) que de lire par découpage syllabique (dé-cou-ra-ge-ment) ou encore par découpage graphophonémique (d-é-c-ou-r-a-g-e-m-ent) qui est, dans ce cas-ci, tout à fait contreproductif. Qui plus est, avec une réflexion active sur la morphologie des mots, la signification des mots peut être développée et ainsi soutenir la compréhension de la lecture lorsque ceux-ci sont compris dans un contexte de phrases (Carlisle, 2003; Tong, Deacon, Kirby, Cain, & Parrila, 2011). Concrètement, lorsque les morphèmes des mots entendus sont identifiés et utilisés dans leur forme écrite par l’enfant, ce type de connaissances et de conscience linguistique s’avère un levier important dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Depuis plus de quinze ans, les chercheurs s’intéressent grandement au développement des connaissances et des habiletés d’analyse morphologique de même qu’au rôle qu’elles occupent dans l’apprentissage de la lecture et de l’orthographe. Toutefois, afin de bien cerner le développement de la conscience morphologique et de sa contribution à l’écrit, il importe d’avoir en tête que, sur le plan développemental, l’apprentissage des mots dérivés et fléchis est modulé par le niveau de transparence des mots. La transparence réfère au fait de retrouver intégralement la base d’un mot dans sa forme dérivée ou fléchie, et ce, dans sa forme orale (transparence phonologique) ou écrite (transparence orthographique). Plus il y a de changements dans la prononciation ou l’orthographe d’un mot dans la formation de la dérivation ou de la flexion, plus la relation morphologique est considérée comme opaque. Voici quelques exemples : la relation entre harmonieux et harmonieuse est transparente à la fois à l’oral et à l’écrit, car il est possible d’entendre et de lire/écrire harmoni dans les deux cas. Celle existant entre humain et humaine est transparente à l’écrit, mais l’est un peu moins à l’oral (/ɛ̃/ devient /ɛn/), alors que les adjectifs mou et molle sont si différents que la relation qu’ils partagent est dite opaque, tant sur le plan phonologique qu’orthographique. Plus les relations morphologiques sont transparentes, mieux elles sont maitrisées par les enfants en apprentissage. À l’inverse, moins le changement entre le mot et sa forme dérivée ou fléchie est transparent, plus il est difficile pour les élèves d’utiliser leurs connaissances et leur conscience morphologique pour saisir la structure et en acquérir le sens (Casalis & Louis-Alexandre, 2000; Carlisle, 2003; Casalis, Deacon, & Pacton, 2011; Deacon & Dhooge, 2010).
La conscience morphologique et l’apprentissage du langage écrit
Les écrits scientifiques offrent actuellement des évidences assez solides qui démontrent que la conscience morphologique a une réelle contribution dans le développement de la littératie chez les apprenants du primaire (Apel & Diehm, 2013). Lorsque les autres habiletés contribuant à ce développement sont considérées (les habiletés verbales et non verbales, la conscience phonologique), la conscience morphologique a un apport spécifique sur le vocabulaire, la lecture de mots (justesse et vitesse) et l’orthographe (Carlisle & Goodwin, 2014; Apel & Diehm, 2013). Elle a également un impact sur la compréhension en lecture dès la 2e année, qui serait en constante croissance tout au long de la scolarisation primaire. L’état de la recherche suggère actuellement que cet impact ne serait toutefois pas direct, mais qu’il tendrait plutôt à se faire par le biais du vocabulaire (Carlisle & Goodwin, 2014).
Jusqu’à maintenant, les chercheurs ont documenté (principalement en langue anglaise) une progression des habiletés de conscience morphologique qui s’amorce dès le début de la scolarisation. À cet effet, les jeunes lecteurs-scripteurs montrent une conscience des relations entre la forme et le sens pour les mots transparents de haute fréquence (c’est-à-dire qui correspondent à du vocabulaire bien connu) (Carlisle & Goodwin, 2014). Dès le premier cycle (1re et 2e année primaire), ils démontrent une sensibilité à la relation existant entre la base des mots et leurs formes fléchies et dérivées de même qu’une reconnaissance de la forme écrite des morphèmes (morphogrammes) (Apel, Diehm, & Apel, 2013). De façon similaire, les jeunes francophones de 2e année ont une sensibilité aux morphèmes (Casalis & Louis-Alexandre, 2000) et utilisent cette information pour décoder des mots suffixés qu’ils n’ont jamais lus ou qui sont peu fréquents (Colé, Bouton, Leuwers, Casalis, & Sprenger-Charolles, 2012). En écriture, les jeunes scripteurs orthographient avec plus de justesse les mots de la langue française dont la lettre muette peut être dérivée (p.ex. le d de retard) comparativement à ceux dont la lettre muette doit être mémorisée (p.ex. le d de foulard) (Sénéchal, 2000). Une série d’études effectuées auprès d’élèves anglophones de 7 à 9 ans révèlent également que les connaissances morphologiques soutiennent les habiletés à orthographier correctement la base des mots et des finales fléchies (Deacon & Bryant, 2005; 2006).
La conscience morphologique est ainsi bien présente lors des premiers apprentissages du langage écrit et, contrairement au développement de la conscience phonologique qui atteindrait un plateau en 3e année, elle apparait en constante évolution tout au long du primaire (Berninger, Abbott, Nagy, & Carlisle, 2010). Nombre d’études suggèrent que la conscience morphologique joue un rôle qui s’avère particulièrement important dans la deuxième moitié de la scolarisation primaire (Carlisle & Goodwin, 2014). À cet effet, l’aide qu’apporte la connaissance des affixes des mots dérivés en lecture et en orthographe apparaitrait de façon évidente chez les élèves de 2e cycle, soit ceux de 3e et 4e année (Sangster & Deacon, 2011), ce qui ne serait pas le cas chez les plus jeunes. La transparence des mots ayant son plein effet facilitateur vers la 4e année (Deacon & Dhoodge, 2010), les élèves plus vieux deviennent ainsi graduellement en mesure de négocier les variations rencontrées dans les relations forme-sens des mots, qui incluent une diversité de degrés de transparence phonologique et sémantique. Aussi, les élèves du 2e cycle montrent une meilleure compréhension du rôle que jouent les affixes dans l’interprétation des mots dérivés dans les textes (Carlisle & Goodwin, 2014). Enfin, puisqu’elle permet d’analyser la structure d’une grande variété de mots, la conscience morphologique est également documentée comme étant interreliée aux performances obtenues en lecture chez des élèves de 6e année (Larsen & Nippold, 2007).
En résumé
L’orthographe de la langue française est bien compliquée… avec sa multitude de graphies, de règles, de lettres doublées et de lettres muettes. Pour mieux comprendre sa complexité, il y a l’étymologie, bien sûr. Il y a les traces laissées par l’évolution de la langue orale, bien évidemment. Mais il importe de garder en tête que la morphologie est très bien enchâssée dans l’orthographe et qu’il est possible pour l’enfant d’y avoir rapidement une prise. La conscience morphologique contribue à l’apprentissage du langage écrit, à différents niveaux, tout au long de la scolarisation primaire. Cela est maintenant bien démontré par la recherche scientifique. Cette capacité à réfléchir et à analyser la structure morphologique des mots amène le jeune au-delà de l’analyse phonémique, de façon par exemple à comprendre le mot chasseur, en lecture, par l’analyse qu’il fait de la base chass et du suffixe -eur, à doubler, en écriture, la lettre l dans illégal à partir de sa connaissance du préfixe il-, ou encore à sélectionner la bonne lettre muette lorsqu’il désire écrire le mot chat. Amener les élèves à être conscients de la structure morphologique des mots dans l’apprentissage du langage écrit et les outiller en ce sens est une façon de faire qui gagne graduellement ses lettres de noblesse grâce à des études d’intervention de plus en plus nombreuses. Mais cela est une autre histoire…
Références
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Apel, K., Diehm, E., & Apel, L. (2013). Using multiple measures of morphological awareness to assess its relation to reading. Topics in Language Disorders, 33(1), 42–56.
Berninger, V. W., Abbott, R. D., Nagy, W., & Carlisle, J. (2010). Growth in phonological, orthographic, and morphological awareness in grades 1 to 6. Journal of Psycholinguistic Research, 39(2), 141-163.
Carlisle, J., F., & Goodwin, A., P. (2014). Morphemes matter: How morphological knowledge contributes to reading and writing. Dans C. A.Stone, E. R. Silliman, B. J. Ehren, & G P. Wallach (Eds), Handbook of language and literacy: Development and disorders (2e éd.) (pp. 265-282). New York: Guilford Press.
Carlisle, J. F. (2003). Morphology matters in learning to read: A commentary. Reading Psychology, 24(3-4), 291-322.
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Rey-Debove, J. 1984. Le domaine de la morphologie lexicale. Cahiers de lexicologie, 45, 3-19.
Sénéchal, M. (2000). Morphological effects in children’s spelling French words. Canadian Journal of Experimental Psychology, 54(2), 76-85.
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Tong, X., Deacon, S. H., Kirby, J. R., Cain, K., & Parrila, R. (2011). Morphological awareness: A key to understanding poor reading comprehension in English. Journal of Educational Psychology, 103(3), 523–534.
Wolter, J. A., & Dilworth, V. (2014). The effects of a multi-linguistic morphological awareness approach for improving language and literacy. Journal of Learning Disabilities, 47(1), 76–85.
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La course mor«folle»logique des journalistes