Le terme conscience morphologique fait tranquillement son entrée dans les classes du primaire. Diffusé par des recherches menées dans le milieu scolaire, des articles professionnels ou des billets comme celui-ci, le terme arrive avec une bonne aura qui permet de penser que cette conscience favorise l’apprentissage de la langue écrite chez les élèves. En effet, de nombreuses études documentent des effets bénéfiques de la conscience morphologique sur le vocabulaire, la performance en lecture de mots, en orthographe lexicale et en compréhension de lecture (Carlisle, 2010). Par conséquent, la conscience morphologique mérite d’être connue par tous ceux qui enseignent le français. Savoir comment elle se développe chez les élèves et connaitre des activités à réaliser en classe pour la stimuler et soutenir les élèves qui ne parviennent pas à la développer s’avère avantageux et bénéfique pour l’ensemble de la classe.
Le présent billet propose d’expliquer le concept de conscience morphologique en partant du point de vue éducationnel et d’apporter quelques données qui permettent de se faire une idée du développement de cette conscience dans une perspective chronologique. Un second billet publié la semaine prochaine présentera l’entrainement de la conscience morphologique dans les classes du primaire.
Qu’est-ce que c’est la conscience morphologique?
Le terme conscience morphologique est issu des études dans le domaine de la psycholinguistique. Il désigne la capacité à réfléchir sur la morphologie et les habiletés à manipuler la structure interne des mots sur le plan des morphèmes (Carlisle, 1995). Son transfert au domaine de l’éducation doit inévitablement être accompagné d’une définition propre à ce domaine. Dans la perspective éducationnelle, ce terme englobe donc les connaissances, les habiletés de manipulation et la capacité à réfléchir sur les plus petites unités de sens que sont les morphèmes, souvent connus sous des appellations plus spécifiques comme les racines, les préfixes et les suffixes (Fejzo, 2011). Par exemple, un élève qui a développé sa conscience morphologique est capable de reconnaitre dans le mot innombrables le préfixe in–, la racine nombr–, le suffixe dérivationnel –able, et le suffixe flexionnel –s. De plus, il est à même de manipuler la structure des mots, si on le lui demande, pour en former d’autres, par exemple dénombrable, dénombrer, dénombrement, etc.
La conscience morphologique comprend aussi la connaissance des règles de jonction des morphèmes, par exemple savoir que le suffixe –able s’ajoute à une racine verbale comme parler (parlable), mais pas à une racine nominale comme couleur (*couleurable) ni à une racine adjectivale comme bleu (*bleuable). La découverte de telles règles résulte d’un processus de réflexion sur les mots et leur formation. Bref, la conscience morphologique est un terme qui englobe un ensemble de connaissances, d’habiletés et de capacités en lien avec les morphèmes, leurs sens, leurs formes et les règles de leur jonction.
Comment se développe la conscience morphologique?
La compréhension du concept de conscience morphologique conduit inévitablement, chez un enseignant, à de nouvelles questions : comment et quand ces connaissances, habiletés et capacités se mettent-elles en place chez les élèves? Les développent-ils seuls ou doivent-elles faire l’objet d’un enseignement? Heureusement, la recherche fournit assez de données pour répondre à ces questions.
L’analyse minutieuse d'un corpus a amené Clark (1993) à remarquer que dans la formation des néologismes, les enfants privilégiaient certains morphèmes. Curieusement, les enfants francophones, tout comme leurs pairs anglophones, utilisent avec aisance le suffixe –eur (–er en anglais) pour former la majorité de leurs néologismes. Ce fait, intrigant en apparence, est explicable par la transparence du sens et de la forme de ces suffixes. D’une part, le sens des deux suffixes, soit « celui qui fait », est très accessible à un enfant de deux à six ans. D’autre part, comme la racine reste phonologiquement intacte à l’ajout de ce suffixe (p. ex. chant–eur, ou teach–er), l’enfant repère sans difficulté les constituants d’un mot dérivé, ce qui l’aide à découvrir comment le mot est formé (mot d’action + eur). D’ailleurs, la facilité d’emploi de ce suffixe se poursuit même durant la scolarité. En effet, Duncan et ses collègues (2009), qui ont comparé des élèves anglophones et francophones de 1re et de 3e année, ont observé que parmi cinq suffixes proposés (–eur, –ure, –ette, –al, –age),–eur et son correspondant anglais –er sont de loin les suffixes les plus souvent combinés correctement.
Quand les enfants entrent à l’école, leurs connaissances et leurs habiletés reliées aux morphèmes se multiplient. En effet, comme en français écrit les morphèmes gardent la même forme orthographique, les enfants identifient avec plus d’aisance les morphèmes, leurs sens et leurs régularités. Par exemple, à la vue des formes écrites des mots colle, collage, décoller et école, les enfants peuvent facilement comprendre qu’école ne fait pas partie de la famille morphologique de colle, car ce mot s’écrit avec un l et non deux, ce que les formes orales ne permettent pas de distinguer (on entend /k|/ dans colle et école). Aussi, la similarité des formes écrites leur fait comprendre que souffle, soufflage, souffler et essouffler, par exemple, appartiennent tous à la même famille de mots. Cette stabilité dans l’écriture des morphèmes les aide également à déduire le sens des mots dérivés jamais rencontrés. Par exemple, ils peuvent deviner le sens du mot décollage en se référant à la famille de colle et pas à celle d’école en raison de sa forme écrite. Par ailleurs, la permanence de l’écrit aide les enfants à manipuler les morphèmes, c’est-à-dire à ajouter, supprimer ou substituer les morphèmes, pour former des mots dérivés qu’ils utiliseront dans leurs productions orales et écrites.
L’exposition fréquente à l’écrit permet aussi aux enfants d’âge scolaire de développer des stratégies morphologiques. Ces stratégies sont d’ailleurs déjà documentées dans la littérature. Ainsi, des enfants francophones de 4e année disent se fier aux relations morphologiques entre les mots (p. ex. tard et tardif) pour détecter la présence d’une lettre muette à la fin d’un mot (p. ex., le d dans tard) (Sénéchal, Basque, & Leclaire, 2006). Cette stratégie est un indicateur du niveau explicite le plus élevé (Karmiloff-Smith, 1992) du développement de la conscience morphologique.
Comme nous venons de le voir, des manifestations des connaissances et habiletés morphologiques ont été répertoriées dès l’âge de trois ans chez les enfants francophones et leur développement se poursuit tout au long de la vie (ONL, 2000). Ce développement se fait par imprégnation grâce aux interactions orales et à l’exposition à l’écrit. Cependant, l’imprégnation n’est pas la seule voie du développement de la conscience morphologique. L’entrainement en est une autre.
L’entrainement de la conscience morphologique
Le développement de la conscience morphologique par imprégnation est tributaire du niveau d’interaction avec les autres et de l’exposition à l’écrit. Par conséquent, il ne se réalise pas au même rythme chez tous les élèves. La reconnaissance du développement inégal de la conscience morphologique chez l’ensemble des élèves est d’autant plus pertinente que des études ont constaté que les élèves qui ont plus de difficultés à développer leur conscience morphologique sont aussi ceux qui ont des difficultés en lecture et en écriture (Tong, Deacon, & Cain, 2013). L’entrainement de la conscience morphologique permet de pallier cette inégalité, car elle conduit au développement de cette conscience chez des élèves de différents niveaux scolaires, et les effets sont plus bénéfiques pour les élèves en difficulté (Goodwin & Ahn, 2013). En outre, le développement de la conscience morphologique par l’entrainement conduit à l’amélioration de divers aspects de la littératie tels que la lecture de mots, l’orthographe lexicale, le vocabulaire et la compréhension en lecture (Bowers & Kirby, 2010; Chapleau, 2015; Fejzo, Godard, & Laplante, 2014). Ces constats amènent à s’interroger sur les activités et les modalités qui favorisent le mieux le développement de la conscience morphologique. Il en sera question dans le billet suivant.
Références
Bowers, P., & Kirby, J. (2010). Effects of morphological instruction on vocabulary acquisition. Reading and Writing, 23(5), 515-537. doi:10.1007/s11145-009-9172-z
Carlisle, J. (1995). Morphological awareness and early reading achievement. In L. B. Feldman (Ed.), Morphological aspects of language processing (pp. 189-209). Hillsdale: Erlbaum.
Carlisle, J. F. (2010). Review of Research: Effects of Instruction in Morphological Awareness on Literacy Achievement--An Integrative Review. Reading Research Quarterly, 45(4), 464-487.
Chapleau, N. (2015). L'apprentissage de l'orthographe lexicale chez les dysorthographiques: interventions en morphologie dérivationnelle. Approche Neuropsychologique des apprentissages chez l'enfant, 135.
Clark, E. (1993). The lexicon in acquisition. New York: Cambridge University Press.
Duncan, L., Casalis, S., & Colé, P. (2009). Early metalinguistic awareness of derivational morphology: Observations from a comparison of English and French. Applied Psycholinguistics, 30(3), 405-440. doi:10.1017/s0142716409090213
Fejzo, A. (2011). Les effets d'un programme de développement de la conscience morphologique sur l'identification et la production des mots écrits chez des élèves arabophones de 2e cycle du primaire scolarisés en français. (Doctorat), Université du Québec à Montréal, Montréal.
Fejzo, A., Godard, L., & Laplante, L. (2014). Les effets d’un programme de conscience morphologique sur l’identification des mots chez les élèves arabophones du 2e cycle du primaire. . Bellaterra journal of teaching and learning language and literature, 7(4), 15-37. doi:http://dx.doi.org/10.5565/rev/jtl3.569
Gilbert, L. (1975). La créativité lexicale. Paris: Larousse Université.
Goodwin, A. P., & Ahn, S. (2013). A Meta-Analysis of Morphological Interventions in English: Effects en Literacy Outcomes for School-Age Children. Scientific Studies of reading, 17(4), 257-285.
Karmiloff-Smith, A. (1992). Beyond Modularity, A Developmental Perspective on Cognitive Science. Cambridge, Massachusetts, London: The MIT Press.
ONL (Ed.) (2000). Maîtriser la lecture poursuivre l'apprentissage de la lecture de 8 à 11 ans Paris: O. Jacob; Centre national de documentation pédagogique.
Sénéchal, M., Basque, M., & Leclaire, T. (2006). Morphological knowledge as revealed in children's spelling accuracy and reports of spelling strategies. Journal of Experimental child psychology, 95, 231-254.
Tong, X., Deacon, H. S., & Cain, K. (2013). Morphological and syntactix awareness and poor comprehenders: Another piece of the puzzle. Journal of Learning Disabilities, 47(1), 22-33.
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