Est-ce pertinent de faire des démonstrations scientifiques en sciences?

14/03/2018 15:40:51

Partager ce contenu

La démonstration scientifique a une longue tradition en enseignement des sciences (Crouch, Fagen, Callan, & Mazur, 2004; Eccles, 1963). Elle a longtemps été considérée comme un outil important permettant de « démontrer », littéralement, certains phénomènes naturels ou d’illustrer les notions scientifiques qui servaient à décrire ces mêmes phénomènes (Basheer, Hugerat, Kortam, & Hofstein, 2017). Dans un tel contexte, la démonstration est souvent considérée comme un outil pédagogique privilégié pour enrichir un enseignement prenant la forme d’une présentation magistrale (Huber & Moore, 2001; Milne & Otieno, 2007). Dans un article fondateur, Eccles (1963) discute longuement des éléments de définition de la démonstration. Elle souligne, entre autres, que la démonstration sert à présenter et à attirer l’attention sur un phénomène naturel dans le but 1) de démarrer une investigation (pourquoi cela arrive-t-il?); 2) d’offrir un support visuel qui frappe l’imagination et facilite l’acquisition de concepts; 3) de donner un exemple de l’application d’un principe.

Plus en détail, voici quelques-unes des caractéristiques de la démonstration scientifique ainsi que certaines de ses implications en ce qui a trait à l’enseignement et l’apprentissage. Bien entendu, cette liste n’est pas exhaustive.

  • La démonstration est fondée sur l’observation. On « assiste » à une présentation, on « regarde » une démonstration : à la base, la démonstration place l’auditoire en mode « observation ». Or il est bien connu que l’on n’observe jamais qu’à partir de ce que l’on sait, de ce que l’on connait déjà et de ce que l’on s’attend à voir. En outre, les questions que l’on se pose orientent notre observation (Kraus, 1997; Roth, McRobbie, Lucas, & Boutonné, 1997). Cela est d’autant plus vrai pour les enfants qui s’initient aux sciences et qui abordent les phénomènes naturels d’un point de vue « naïf » (sur ce point, les travaux qui s’inscrivent dans la tradition piagétienne sont particulièrement éclairants).

  • La démonstration ne démontre rien par elle-même. Par analogie à la démonstration mathématique, on peut penser à tort que la démonstration scientifique soutient de la même manière l’explication de phénomènes et de notions scientifiques. En fait, plusieurs études soulignent que, d’elle-même, la démonstration ne fait que mettre en scène un phénomène et que l’explication de ce même phénomène dépend de stratégies pédagogiques qui doivent la compléter (Crouch et al., 2004; Fagen, 2003; Odom & Bell, 2015) et de l’encadrement offert par l’enseignant (Ahtee, Juuti, Lavonen, & Suomela, 2011; Basheer et al., 2017). Si la démonstration n’explique rien d’elle-même, on peut quand même penser qu’elle peut servir de point d’appui, de point de départ pour soutenir la compréhension d’un phénomène naturel (Huber & Moore, 2001; Milne & Otieno, 2007).

  • La démonstration a tout le potentiel pour créer un rapport asymétrique entre le présentateur et les spectateurs (Milne & Otieno, 2007). Ce rapport asymétrique peut se traduire de plusieurs manières : l’un sait, les autres ne savent pas; l’un contrôle la démonstration, les autres doivent suivre la démonstration. À la limite, le présentateur est parfois considéré comme un magicien, un illusionniste (Lin et al., 2017), celui qui, par la démonstration, « a le contrôle » sur les phénomènes présentés. Sur le plan pédagogique, il s’agit d’un aspect qui peut être contreproductif puisqu’il donne parfois l’impression que le présentateur « possède la réponse » : pour les spectateurs (les élèves), il n’est donc pas nécessaire d’aller chercher plus loin (Saltiel, Worth, & Duque, 2009).

  • La démonstration scientifique surprend et fascine. Le caractère fascinant de la démonstration (ce qu’on appelle parfois le facteur « wow! » ou l’expérience contrintuitive [Eastes & Pellaud, 2004]) peut devenir un levier très puissant pour capter l’attention des élèves et orienter leur travail d’apprentissage (Fagen, 2003). Dans un contexte de classe, certains auteurs suggèrent d’utiliser la démonstration et son caractère fascinant pour engager émotivement les élèves dans leur apprentissage (Hadzigeorgiou, 2012; King, Ritchie, Sandhu, & Henderson, 2015; Lin et al., 2017; McCrory, 2011; Milne & Otieno, 2007).

  • La démonstration questionne. Il s’agit d’un autre aspect lié à la surprise créée par la démonstration : elle permet de mettre en lumière que ce que les spectateurs attendaient, ce qu’ils croyaient qui allait se passer et ne s’est pas produit, du moins pas totalement. Sur le plan didactique, on peut dire que la démonstration permet de confronter l’auditoire à ses propres conceptions initiales, conceptions parfois « naïves ». De la même manière, la démonstration offre un espace pour se questionner, pour remettre en question le sens commun ou l’intuition (Eastes & Pellaud, 2004). Par contre, cette remise en question peut ne pas se produire : la démonstration peut alors renforcer, voire induire certaines conceptions scientifiquement inadéquates.

  • La démonstration met en scène des phénomènes naturels. Elle permet aux spectateurs de se rapprocher de ce phénomène, d’y avoir accès par l’observation « directe ». Ici, l’avantage de la démonstration est à considérer par opposition à un accès indirect que pourraient permettre les livres, le visionnement d’un vidéo ou la simulation virtuelle. Dans une démarche d’apprentissage, la démonstration peut alors se transformer en expérimentation et permettre la mise en place d’une démarche d’investigation (par exemple, voir Brown & Concannon, 2016; Saltiel et al., 2009).

 

La démonstration scientifique en classe aujourd’hui

L’arrivée de nouveaux paradigmes en éducation s’est accompagnée d’une remise en question de la pertinence et de la valeur de la démonstration scientifique en classe de science, particulièrement en enseignement secondaire, et de sa quasi-disparition au primaire, où la démarche d’investigation scientifique est maintenant souvent privilégiée (Saltiel et al., 2009; Zangori & Forbes, 2016). En effet, on reconnait généralement que la démonstration, en elle-même, n’est pas suffisante pour « enseigner » aux élèves (Dicks, 2013; Milne & Otieno, 2007; Roth et al., 1997). Or on peut se demander si le fait de ne plus avoir recours à la démonstration scientifique n’équivaut pas à se priver d’un riche héritage en enseignement des sciences (voir, par exemple, la discussion de Trna & Trnová (2015). On voit d’ailleurs resurgir, avec le développement des plateformes numériques de partage, une multitude de ces « démonstrations » qui mettent en scène des phénomènes naturels très surprenants. Se pose alors la question : quelle place peut prendre la démonstration scientifique en enseignement des sciences aujourd’hui?

Sur la base de la littérature spécialisée, il nous semble pertinent d’intégrer la démonstration scientifique à l’intérieur d’une des approches pédagogiques plus actuelles, par exemple le 5E Learning Cycle ou l’IBSE (voir, entre autres, Brown & Concannon, 2016; Bybee et al., 2006; Crouch et al., 2004; Fagen, 2003). Ces approches sont généralement actives : une des modalités fondamentales de leur mise en œuvre est l’engagement des élèves dans leur processus d’apprentissage. Ces approches incluent souvent, malgré tout, la démonstration scientifique comme point de départ, c’est-à-dire comme activité d’amorce pour l’enseignement et l’apprentissage des sciences.

 

 

Références

Ahtee, M., Juuti, K., Lavonen, J., & Suomela, L. (2011). Questions asked by primary student teachers about observations of a science demonstration. European Journal of Teacher Education, 34(3), 347–361. https://doi.org/10.1080/02619768.2011.565742

Basheer, A., Hugerat, M., Kortam, N., & Hofstein, A. (2017). The Effectiveness of Teachers’ Use of Demonstrations for Enhancing Students’ Understanding of and Attitudes to Learning the Oxidation-Reduction Concept. EURASIA Journal of Mathematics, Science & Technology Education, 13(3), 555-570. https://doi.org/10.12973/eurasia.2017.00632a

Brown, P. L., & Concannon, J. (2016). Students use of the PSOE model to understand weather and climate. Science Activities: Classroom Projects and Curriculum Ideas, 53(3), 87–91. https://doi.org/10.1080/00368121.2016.1188050

Bybee, R. W., Taylor, J. A., Gardner, A., Van Scotter, P., Carlson Powell, J., Westbrook, A., & Landes, N. (2006). The BSCS 5E Instructional Model: Origins and Effectiveness. Colorado Springs: BSCS. Repéré à https://bscs.org/sites/default/files/_media/about/downloads/BSCS_5E_Full_Report.pdf

Crouch, C., Fagen, A. P., Callan, J. P., & Mazur, E. (2004). Classroom demonstrations: Learning tools or entertainment? American Journal of Physics, 72(6), 835–838. https://doi.org/10.1119/1.1707018

Dicks, B. (2013). Interacting with … what? Exploring children’s social and sensory practices in a science discovery centre. Ethnography and Education, 8(3), 301–322. https://doi.org/10.1080/17457823.2013.792677

Eastes, R.-E., & Pellaud, F. (2004). Un outil pour apprendre : l’expérience contre-intuitive. Bulletin de lUnion des professeurs de physique et de chimie, 98(866), 1197–1208. Repéré à http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/rech/rechMuseo/expContreIntui.pdf

Eccles, P. J. (1963). Experiments, demonstrations, and other types of first-hand experiences: A classification and definition of terms. Journal of Research in Science Teaching, 1(1), 85–88. https://doi.org/10.1002/tea.3660010118

Fagen, A. P. (2003). Assessing and Enhancing the Introductory Science Course in Physics and Biology: Peer Instruction, Classroom Demonstrations, and Genetics Vocabulary (Thèse de doctorat inédite). Harvard University, Cambridge, MA.

Hadzigeorgiou, Y. P. (2012). Fostering a Sense of Wonder in the Science Classroom. Research in Science Education, 42(5), 985–1005. https://doi.org/10.1007/s11165-011-9225-6

Huber, R. A., & Moore, C. J. (2001). A Model for Extending Hands-On Science to Be Inquiry Based. School Science and Mathematics, 101(1), 32–42. https://doi.org/10.1111/j.1949-8594.2001.tb18187.x

King, D., Ritchie, S., Sandhu, M., & Henderson, S. (2015). Emotionally Intense Science Activities. International Journal of Science Education, 37(12), 1886–1914. https://doi.org/10.1080/09500693.2015.1055850

Kraus, A. P. (1997). Promoting active learning in lecture-based courses?: Demonstrations, Tutorials, and Interactive Tutorial Lectures (Thèse de doctorat inédite). University of Washington, Seattle, WA.

Lin, J.-L., Cheng, M.-F., Lin, S.-Y., Chang, J.-Y., Chang, Y.-C., Li, H.-W., & Lin, D.-M. (2017). The effects of combining inquiry-based teaching with science magic on the learning outcomes of a friction unit. Journal of Baltic Science Education, 16(2), 218–227. Repéré à http://www.scientiasocialis.lt/jbse/files/pdf/vol16/218-227.Lin_JBSE_Vol.16_No.2.pdf

McCrory, P. (2011). Developing interest in science through emotional engagement. Dans W. Harlen (Éd.), ASE guide to Primary Science Education (pp. 94–101) (nouv. éd.). [s.l.]: Association for Science Education.

Milne, C., & Otieno, T. (2007). Understanding Engagement: Science Demonstrations and Emotional Energy. Science Education, 91(4), 523-553. https://doi.org/10.1002/sce.20203

Odom, A. L., & Bell, C. V. (2015). Associations of Middle School Student Science Achievement and Attitudes about Science with Student-Reported Frequency of Teacher Lecture Demonstrations and Student-Centered Learning. International Journal of Environmental & Science Education, 10(1), 87–97. doi: 10.12973/ijese.2015.232a

Roth, W. M., McRobbie, C. J., Lucas, K. B., & Boutonné, S. (1997). Why May Students Fail to Learn from Demonstrations? A Social Practice Perspective on Learning in Physics. Journal of Research in Science Teaching, 34(5), 509–533. https://doi.org/10.1002/(SICI)1098-2736(199705)34:5<509::aid-tea6>3.0.CO;2-U

Saltiel, E., Worth, K., & Duque, M. (2009). L’enseignement des sciences fondé sur l’investigation. Conseils pour les enseignants. Repéré à https://www.fondation-lamap.org/sites/default/files/upload/media/minisites/astep/PDF/IBSE_GUIDE.pdf

Trna, J., & Trnová, E. (2015). Revival of Demonstration Experiments in Science Education. The Eurasia Proceedings of Educational & Social Sciences (EPESS), volume 2, 49-56. http://dergipark.gov.tr/download/article-file/332219

Zangori, L., & Forbes, C. T. (2016). Development of an Empirically Based Learning Performances Framework for Third-Grade Students’ Model-Based Explanations About Plant Processes. Science Education, 100(6), 961–982. https://doi.org/10.1002/sce.21238

Droit d'auteur: mkphotoshu / 123RF Banque d'images

Partager ce contenu