Comme Mélissa Di Sante l’a très bien exposé dans un billet publié récemment sur ce même blogue, les compétences pragmatiques correspondent à l’utilisation sociale du langage (Bates, MacWhinney, & Smith, 1983). Ainsi, d’un côté, ces compétences se traduisent par l’habileté à produire un discours approprié par rapport au contexte et de l’autre, par l’habileté à utiliser les éléments pertinents du contexte pour comprendre le langage verbal et non verbal qui nous est adressé. Si des spécificités (voire des difficultés) d’ordre pragmatique sont souvent associées à des conditions incluses dans ce qu’on appelle le trouble du spectre de l’autisme ou dans le trouble du déficit de l’attention, des difficultés dans ce domaine peuvent s’observer également chez d’autres populations. Par exemple, les enfants avec un trouble primaire du langage (TPL) peuvent présenter des spécificités d’ordre pragmatique et discursif (de Weck et Marro, 2010).
Par ailleurs, les changements adoptés dans le DSM-5 (APA, 2013) ajoutent une nouvelle classification pour les troubles de la communication sociale-pragmatique[1] (TCS-p). Sans entrer dans le débat spécifique que cette catégorie et sa relation avec les autres troubles de la communication pourraient susciter, les études et la réflexion qui ont amené à rediscuter la classification du DSM confirment la nécessité d’intégrer les compétences pragmatiques dans les évaluations et dans les interventions offertes. Cependant, force est de constater que les orthophonistes font face à un manque de mesures d’évaluation spécifiques et adéquates de cette composante du langage et de la communication. De même, en ce qui concerne l’intervention, une revue systématique de la littérature (Gerber, Brice, Capone, Fujiki, & Timler, 2012) a montré que seulement six études (en anglais) ont proposé des analyses d’efficacité des interventions visant l’amélioration de l’utilisation sociale du langage. La situation n’est pas très différente en français.
L’adolescence : bien communiquer pour mieux intégrer la vie active
Les compétences à utiliser le langage évoluent et varient en fonction du contexte. Ainsi, une conduite langagière peut être acceptable dans un contexte, mais pas dans un autre. Les compétences des jeunes doivent suivre la complexification des contextes au fil de leur développement, en passant d’un environnement très soutenant à un environnement rempli de subtilité et de langage indirect. La période définie par le terme adolescence est une période de complexification des relations humaines et sociales tout autant qu’une période durant laquelle les habiletés langagières et de communication doivent évoluer sensiblement pour faire face aux attentes sociétales (Nippold, 2007). Les adolescents doivent savoir maitriser une panoplie d’usages sociaux du langage (Nippold, 2007), notamment savoir argumenter, négocier et expliquer. En fait, les adolescents doivent apprendre à maitriser les métaphores, le langage idiomatique et les jargons, les raisonnements inductifs et déductifs, l’ambigüité et le sarcasme, la persuasion, la négociation, l’exposition, l’explication et la narration. À l’adolescence, les individus doivent également savoir s’adapter aux cadres formels et interagir avec les adultes dans un cadre institutionnel. Le récit, notamment le récit d’expériences personnelles, est une composante centrale de l’interaction sociale avec les pairs du même âge, mais il joue également un rôle central dans des situations cruciales de la vie d’un adolescent, comme lors d’entretiens d’embauche (Bangerter, Corvalan, & Cavin, 2014). Par ailleurs, des recherches récentes (Jones, Greenberg, & Crowley, 2015) ont pu montrer l’importance relative des compétences de communication sociopragmatique pour la participation sociale (participer dans un groupe, se faire des amis, etc.) et en ce qui a trait à la santé mentale (p. ex. l’anxiété sociale).
Au début des années 2000, des chercheurs ont commencé à porter leur attention sur les compétences et les difficultés pragmatiques des adolescents qui ont une histoire de trouble de langage. Nous savons aujourd’hui que ces adolescents ont plus de probabilités de présenter des difficultés d’ordre social et un manque d’autonomie par rapport à leurs pairs sans histoire de trouble du langage (Conti-Ramsden & Botting, 2004; Conti-Ramsden & Durkin, 2008; Conti-Ramsden, Mok, Pickles, & Durkin, 2013). En particulier, ces adolescents, bien qu’ils désirent socialiser (Hart, Fujiki, & Hart, 2004), montrent des difficultés dans différents aspects de la vie de tous les jours (voir Conti-Ramsden et al., 2013). Ces difficultés peuvent aller du manque d’épanouissement professionnel à des relations amicales et amoureuses insatisfaisantes, ou encore à des difficultés accrues à obtenir le permis de conduire (Durkin, Toseeb, Pickles, Botting, & Conti-Ramsden, 2016). Disposer de compétences pragmatiques et avoir la confiance nécessaire en ses moyens semblent donc être essentiels pour l’intégration sociale à laquelle tous les adolescents aspirent, y compris ceux avec une histoire de trouble de langage.
Comment intervenir à l’adolescence
Si certaines difficultés et spécificités pragmatiques sont déjà observables pendant la petite enfance, d’autres peuvent se manifester plus tard dans le développement de l’enfant (Botting & Conti-Ramsden, 2008). En ce sens, il est pertinent de disposer de services pour les adolescents qui puissent les soutenir sur le plan linguistique, mais également pour les aspects liés à l’utilisation sociale du langage. Un exemple d’intervention visant les compétences pragmatiques à l’adolescence est l’activité de groupe Mégaphone, élaborée à l’Institut Raymond-Dewar par le programme Adolescents/jeunes adultes et bégaiement. Cette activité de groupe vise à permettre aux jeunes de se retrouver dans un contexte favorable au développement de la connaissance de soi, à l’amélioration de l’estime personnelle, à la participation sociale et à la communication. Le groupe s’articule à travers différents médiums, le plus souvent artistiques, pendant six séances de groupe auxquelles s’ajoutent deux séances individuelles, une au début et l’autre à la fin. En guise d’exemple, l’un des groupes menés au fil des années a créé un film d’horreur. Les jeunes ont ainsi élaboré un scénario, tourné les scènes et monté le tout afin d’obtenir un film d’horreur cohérent. Ce projet leur a permis de pratiquer des aspects essentiels à la communication, par exemple la planification, la prise de tours de parole, la négociation, l’introduction et le maintien d’un sujet de conversation ainsi que les moyens langagiers les plus appropriés pour le faire, tout en étant proactifs dans leur cheminement.
Si l’expérience clinique indique clairement tout le potentiel de cette activité de groupe, ses effets méritent une évaluation systématique et scientifique. Afin d’atteindre cet objectif, une nouvelle synergie entre chercheurs et cliniciens[2] a vu le jour grâce au soutien financier du Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation (CRIR) du Montréal Métropolitain. Nous espérons que ce projet et ceux qui suivront permettront de mieux servir les adolescents ayant des difficultés pragmatiques.
Références
APA (American Psychiatric Association). (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders DSM-5 (5e éd.). Arlington, VA: American Psychiatric Publishing.Bangerter, A., Corvalan, P., & Cavin, C. (2014). Storytelling in the selection interview? How applicants respond to past behavior questions. Journal of Business and Psychology, 29(4), 593-604.
Bates, E., MacWhinney, B., & Smith, S. (1983). Pragmatics and syntax in psycholinguistic research. Dans W. S. Felix & H. Wode (Éds), Language Development at the Crossroads (pp. 11-31). Tübingen: Gunter Narr.
Botting, N., & Conti-Ramsden, G. (2008). The role of language, social cognition, and social skill in the functional social outcomes of young adolescents with and without a history of SLI. British Journal of Developmental Psychology, 26, 281-300. doi: 10.1348/026151007X235891
Conti-Ramsden, G., & Botting, N. (2004). Social difficulties and victimization in children with SLI at 11 years of age. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 47(1), 145-161.
Conti-Ramsden, G., & Durkin, K. (2008). Language and independence in adolescents with and without a history of specific language impairment (SLI). Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 51(1), 70-83.
Conti-Ramsden, G., Mok, P. L., Pickles, A., & Durkin, K. (2013). Adolescents with a history of specific language impairment (SLI): Strengths and difficulties in social, emotional and behavioral functioning. Research in Developmental Disabilities, 34(11), 4161-4169. doi: 10.1016/j.ridd.2013.08.043
de Weck, G., & Marro, P. (2010). Les troubles du langage chez l’enfant. Paris : Masson.
Durkin, K., Toseeb, U., Pickles, A., Botting, N., & Conti-Ramsden, G. (2016). Learning to drive in young adults with language impairment. Transportation Research Part F: Traffic Psychology and Behaviour, 42, 195-204. doi: 10.1016/j.trf.2016.07.015
Hart, K. I., Fujiki, M., & Hart, C. H. (2004). The relationship between social behavior and severity of language impairment. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 47(3), 647-662. doi: 10.1044/1092-4388(2004050/)
Gerber, S., Brice, A., Capone, N., Fujiki, M., & Timler, G. (2012). Language use in social interactions of school-age children with language impairments: An evidence-based systematic review of treatment. Language, Speech, and Hearing Services in Schools, 43(2), 235-249.
Jones, D., Greenberg, M., Crowley, M., (2015), Early Social-Emotional Functioning and Public Health: The Relationship between Kindergarten Social Competence and Future Wellness, American Journal of Public Health, 105(11), 2283-2290. doi: 10.2105/AJPH.2015.302630
Norbury, C. F. (2014). Practitioner review: Social (pragmatic) communication disorder conceptualization, evidence and clinical implications. Journal of Child Psychology and Psychiatry, 55(3), 204-216.
Nippold, M. A. (2007). Later language development: School-age children, adolescents, and young adults (3e éd.). Austin, TX: Pro-Ed.
[1] Le TCS-p serait « caractérisé par des difficultés persistantes dans l’utilisation sociale de la communication verbale et du non verbal à des fins sociales, en l’absence d’intérêt et de comportements répétitifs et restreints » (Norbury, 2014, p. 204, trad. lit. de l’anglais).
[2] Stefano Rezzonico, Julie McIntyre, Claire Croteau, Natacha Trudeau, Geneviève de Weck, Eve-Julie Rioux et Jessica Swallert.
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