S’appuyer sur la morphologie dérivationnelle pour lire et écrire a plusieurs effets positifs. Le présent billet explique ce qu’est la morphologie dérivationnelle, et présente son utilité et les types de connaissances qu’elle regroupe. La semaine prochaine, en plus de souligner l’importance de développer ces connaissances chez les élèves, surtout ceux en difficulté, un second billet proposera quelques pistes didactiques pour les enseigner.
La morphologie dérivationnelle
L’apprentissage de la langue française écrite représente tout un défi pour les élèves. Ce code orthographique comprend son lot d’irrégularités et de complexité et demeure une source de labeur pour les apprentis. La langue française fait partie des systèmes dits alphabétiques, c’est-à-dire ceux transcrivant principalement les sons de la langue (phonèmes) en graphèmes (Sprenger-Charolles, 2008). En plus d’encoder les phonèmes, la langue écrite encode des morphèmes, soit les plus petites unités porteuses de sens (Catach, 2003; Huot, 2012). Ainsi, les mots peuvent être composés d’un seul morphème (ex. : chat est un mot monomorphémique) ou de plusieurs (ex. : chaton est un mot plurimorphémique puisqu’il comprend deux morphèmes (chat/on). En ajoutant des affixes avant (préfixe) et/ou après (suffixe) la base du mot, on crée de nouvelles unités lexicales relativement indépendantes (ex. : gros/grosseur). L’étude de la structure des mots composés d’une base et d’un ou plusieurs affixes s’appelle la morphologie dérivationnelle.
Posséder de bonnes connaissances en morphologie dérivationnelle est un grand atout pour l’apprentissage de l’écrit. Par exemple, pour la production de mots écrits, une simple application des règles de correspondances phonèmes-graphèmes ne permet d’orthographier correctement que 50 % des mots (Rey-Deboves, 1984). En ce sens, les habiletés phonologiques ne peuvent assurer à elles seules tout le travail… Sachant que 80 % des mots sont plurimorphémiques (Rey-Deboves, 1984), des connaissances en morphologie dérivationnelle sont donc fort utiles pour produire des mots écrits avec une plus grande précision. D’ailleurs, selon la méta-analyse de Goodwin et Ahn (2013), enseigner la morphologie aurait un effet non seulement sur la production de mots écrits, mais aussi sur les habiletés en conscience phonologique, sur le vocabulaire, sur l’identification de mots écrits et, à plus long terme, sur la compréhension en lecture. Certaines études (Carlisle, Stone, & Katz, 2001; Casalis, Colé, & Sopo, 2004) ont même montré les bienfaits d’un tel enseignement chez les élèves en difficulté et chez les plus jeunes apprenants.
Les connaissances en morphologie dérivationnelle
Le modèle de Tyler et Nagy (1989) inclut trois types de connaissances en morphologie dérivationnelle : les connaissances relationnelles, syntaxiques et distributionnelles. Ces connaissances sont présentées dans l’ordre d’acquisition proposée (et supposée) par les auteurs. Ce modèle est le seul dans le domaine jusqu’à maintenant, et bien qu’il s’appuie sur la langue anglaise, des liens peuvent être établis avec la langue française.
Dans un premier temps, les connaissances relationnelles consistent à comprendre que les mots ont une structure interne complexe et qu’ils peuvent partager une base commune. Autrement dit, il s’agit de reconnaitre que des mots partagent des relations morphologiques (ex. : lait – laitier), et ce, même si la forme phonologique de la base est altérée lors de la dérivation (ex. : sec – sècheresse). Ces connaissances permettent aussi de reconnaitre que des mots, malgré leurs similarités orthographiques et phonologiques, ne sont pas morphologiquement reliés (ex. : lait – laitue). Enfin, elles sont également utiles au lecteur-scripteur pour reconnaitre des morphèmes dans des mots non familiers et déduire le sens de certains d’entre eux (ex. : je sais que le suffixe –ette signifie « plus petit ». Donc, une maisonnette est probablement une petite maison). De même, ces connaissances l’aident à produire des mots plurimorphémiques à partir d’une base connue (ex. : je connais le mot de base terre, je peux donc m’appuyer sur cette connaissance pour écrire les mots terrain, terreau, terrasse, déterrer, enterrement).
Dans un deuxième temps, les connaissances syntaxiques correspondent à la connaissance du rôle syntaxique véhiculé par les affixes dérivationnels. Elles servent notamment à déterminer la catégorie grammaticale d’un mot selon les préfixes et suffixes qui le composent. Ainsi, avoir de bonnes connaissances syntaxiques fait en sorte que l’on sait, par exemple, que le mot finalement est un adverbe en raison du suffixe –ment, qui marque la manière.
Dans un troisième temps, les connaissances distributionnelles sont associées à un niveau de compréhension plus complexe de la structure morphologique. Elles permettent de comprendre les règles qui régissent la construction de mots plurimorphémiques. L’apprenant qui possède ces connaissances est en mesure de remarquer que ce n’est pas n’importe quel affixe qui peut être apposé à n’importe quelle base. Par exemple, l’élève comprend que le suffixe –ité peut s’apposer à des bases qui sont des adjectifs (ex. : mobilité, facilité, humidité), mais pas à des verbes (ex. : *logéité, *mangéité).
En somme, ces trois types de connaissances sont associés à différents niveaux de complexité et de compréhension de la structure interne des mots. Il importe d’aider les élèves à développer graduellement toutes ces connaissances afin qu’ils deviennent des analystes morphologiques compétents.
Références
Carlisle, J. F., Stone, C. A., & Katz, L. A. (2001). The effects of phonological transparency on reading derived words. Annals of Dyslexia, 51(1), 249-274.
Casalis, S., Colé, P., & Sopo, D. (2004). Morphological awareness in developmental dyslexia. Annals of Dyslexia, 54(1), 14-138.
Catach, N. (2003). L'orthographe. Paris : Presses universitaires de France.
Goodwin, A. P., & Ahn, S. (2013). A meta-analysis of morphological interventions in English: Effects on literacy outcomes for school-age children. Scientific Studies of Reading, 17(4), 1-29.
Huot, H. (2012). La morphologie. Forme et sens des mots du français (2e éd.). Paris : Armand Colin.
Rey-Debove, J. (1984). Le domaine de la morphologie lexicale. Cahiers de lexicologie, 45, 3-19.
Sprenger-Charolles, L. (2008). Correspondances graphème-phonème et phonème-graphème : une comparaison de l’anglais, du français, de l’allemand et de l’espagnol. Dans A. Desrochers, F. Martineau et Y. C. Morin (Éds), Orthographe française : évolution et pratique (pp. 213-225). Ottawa : Les Éditions David.
Tyler, A., & Nagy, W. (1989). The acquisition of English derivational morphology. Journal of memory and language, 28(6), 649-667.
Crédit photo: Shutterstock
La course mor«folle»logique des journalistes