Petite enfance en forêt en huit points

29/11/2017 16:37:26

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L’importance du contact avec la nature n’est pas une idée nouvelle. Dans l’histoire de l’éducation, plusieurs penseurs, tels Rousseau, Fröbel, Dewey, Steiner, Montessori, Freinet et Malaguzzi, ont valorisé les expériences du jeune enfant en milieu naturel (Wilson, 2012). Leurs intuitions et leurs observations à cet égard sont aujourd’hui de plus en plus confirmées par de nombreux travaux empiriques (Chawla, 2015). On assiste pourtant à un déclin du jeu libre en nature à travers le monde industrialisé (Brussoni et al., 2015; Chawla, 2015), entrainant ce que certains nomment un déficit nature chez les enfants (Cardinal, 2010; Louv, 2008). L’approche de l’éducation par la nature veut pallier ce manque. Venue principalement d’Europe du Nord, cette proposition pédagogique offre aux jeunes enfants l’occasion de se développer à travers le jeu et les explorations en milieu naturel (Austin et al., 2016). Ses bienfaits seraient nombreux, tant sur le plan du développement individuel de chaque enfant que sur celui de l’éveil des jeunes générations à l’importance des enjeux écologiques contemporains. Devant les défis majeurs auxquels le monde est confronté en ce XXIe siècle, cette approche pédagogique pourrait constituer une avenue intéressante à explorer au Québec.

Dans le présent billet, j’exposerai d’abord les principes directeurs et les caractéristiques distinctives de l’approche d’éducation par la nature. La semaine prochaine, je rapporterai certains de ses effets sur la trajectoire développementale des jeunes enfants, tout en identifiant quelques facteurs à considérer. Je conclurai en évoquant brièvement quelques projets en émergence au Québec, qui tentent d’introduire l’approche d’éducation par la nature.

L’éducation par la nature en 8 points

L’approche d’éducation par la nature (pédagogie forestière, immersion en forêt, etc.) auprès des jeunes enfants de 3 à 6 ans est née de diverses initiatives européennes et américaines au cours du XXe siècle : au Danemark (udeskole), en Allemagne (Waldkindergarten), en Suède (I Ur och Skur) en Norvège (barnehage), au Royaume-Uni (forest school) et aux États-Unis (nature kindergarten, outdoor school, etc.). Plus récemment, d’autres régions du monde ont suivi le pas et amorcé un virage vers une revalorisation du contact avec la nature, tentant de faire contrepoids au puissant mouvement en faveur de technologies et de pratiques éducatives scolarisantes de plus en plus précoces. L’éducation par la nature s’appuie sur quelques caractéristiques et principes se résumant comme suit :

  • Les séances en milieu naturel sont régulières, fréquentes et prolongées, peu importe les conditions météorologiques (jusqu’à neuf heures quotidiennement). Le même lieu, quoique parfois très vaste, est privilégié au fil des séances (place-based).

 

  • Les séances se déroulent dans un environnement naturel peu ou pas aménagé, dans lequel on retrouve une grande biodiversité (faune et flore), un éventail d’habitats (ruisseau, marais, forêt, clairière, champ, colline, etc.) et des matériaux ouverts et polyvalents en abondance (branches, cailloux, terre, eau, sable, etc.). Ce milieu naturel et ces matériaux, que les enfants pourront combiner, déplacer et transformer, constituent des éléments particulièrement propices au développement de jeux sociodramatiques plus complexes et riches en occasions d’apprentissage (Drown & Christensen, 2014; Kuh, Ponte, & Chau, 2013; Morrissey, Scott, & Rahimi, 2017).

  • Le développement global est valorisé et soutenu : les enfants développent leurs habiletés physiques, sociales, cognitives, langagières et émotionnelles de manière globale, intégrée et simultanée, sans qu’il y ait nécessité de créer des situations pédagogiques spécifiques pour l’une ou l’autre des dimensions du développement. L’éducatrice saisit les occasions de soutenir une habilité ou une autre à travers les expériences et les jeux signifiants.
  • Le programme pédagogique est émergent, en ce sens que le déroulement des séances s’organise autour des initiatives des enfants (leurs jeux, leurs explorations, leurs projets, leurs questionnements, etc.), lesquelles sont imprévisibles et inspirées par les multiples changements dans l’environnement (saisons, conditions météorologiques, traces, rencontres, etc.). Il n’y a pas de programmation préétablie. L’horaire est souple et impose très peu de ruptures dans le déroulement. Le jeu se déploie dans un contexte de grande liberté (play-based).
  • Le rôle de l’adulte se décline de diverses manières, dans le respect du jeu et des explorations spontanées des enfants. Outre une présence chaleureuse et sensible, l’éducatrice peut tour à tour prendre une posture d’observatrice bienveillante, de cojoueuse ou coexploratrice, de metteuse en scène ou encore d’accompagnatrice des apprentissages, par un étayage judicieux et opportun. Ce rôle se rapproche de celui proposé par Johnson, Christie et Wardle (2005), et adapté par Lemay, Bigras et Bouchard en 2017. L’accompagnement permet d’enrichir les situations émergentes et de soutenir de manière particulière les enfants lorsqu’ils apparaissent plus vulnérables (Wood, 2014).
  • Les éducatrices sont formées à l’approche, et elles mettent continuellement à jour leurs compétences. Elles travaillent de manière collaborative avec les enfants, les parents et leurs collègues, ainsi qu’avec les différents acteurs du site fréquenté (propriétaires, visiteurs, biologistes, ornithologues, premières nations, etc.). Un ratio adulte/enfants plutôt élevé est privilégié (entre 1-5 et 1-10).
  • L’approche valorise la possibilité pour les enfants de prendre en charge les risques liés à leurs actions et à l’environnement : vitesse, hauteur, jeu de chamaille, espace, éléments (eau, boue, neige, vent, pluie, branches, etc.), outils (maillets, pelles, filets, couteaux, corde, scie, etc.), etc. L’éducatrice accompagne les enfants dans l’évaluation des défis et de leur capacité à les relever.
  • L’approche vise à favoriser une relation féconde avec la nature et à développer des attitudes proenvironnementales à long terme chez les enfants en s’appuyant sur des expériences authentiques et fréquentes dans la nature plutôt que sur des enseignements formels et dirigés.

L’actualisation de ces principes varie d’un pays ou d’un milieu à un autre en fonction du contexte social, culturel et règlementaire dans lequel le service éducatif s’inscrit. À titre d’exemple, la manière dont les éducatrices et les parents perçoivent la prise de risques peut être très différente selon la culture de référence. Si des éducatrices norvégiennes voient le fait de grimper dans les arbres à une hauteur de plusieurs mètres comme une occasion pour l’enfant de développer ses habiletés motrices et sa confiance en lui (Sandseter, 2012), ce comportement pourrait être perçu négativement au Québec et l’éducatrice qui permettrait aux enfants de grimper à de telles hauteurs pourrait y être jugée comme irresponsable. Les appréhensions socioculturelles envers la prise de risque peuvent ainsi modifier la manière dont les éducatrices mettent en œuvre l’approche d’éducation par la nature, en créant des tensions entre les deux grands pôles de leur rôle auprès des enfants qu’elles accueillent : veiller à la sécurité et offrir des opportunités de développement (Connolly & Haughton, 2017).

enfants qui observe dans la forêt

L’approche d’éducation par la nature présente plusieurs similitudes avec les programmes éducatifs mis de l’avant pour les enfants de 3 à 6 ans par le ministère de la Famille et le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, soit le développement global, l’approche collaborative ou démocratique, la valorisation et l’accompagnement du jeu. En fait, l’immersion en forêt offre la possibilité de mettre en œuvre ces programmes dans un environnement particulièrement propice à l’actualisation de leurs principes directeurs.

 

Références

Austin, C., Knowles, Z., Richards, K., McCree, M., Sayers, J., & Ridgers, N. D. (2016). Play and learning outdoors: Engaging with the natural world using forest school in the UK. Dans K. Nairn & P. Kraftl (Éds), Space, Place, and Environment (Vol. 3) (pp. 115-136). Singapour : Springer.

Brussoni, M., Gibbons, R., Gray, C., Ishikawa, T., Sandseter, E. B. H., Bienenstock, A., ... & Tremblay, M. S. (2015). What is the relationship between risky outdoor play and health in children? A systematic review. International journal of environmental research and public health, 12(6), 6423-6454. doi: 10.3390/ijerph120606423

Cardinal, F. (2010). Perdu sans la nature. Montréal : Québec Amérique.

Chawla, L. (2015). Benefits of nature contact for children. Journal of Planning Literature, 30(4), 433-452. https://doi.org/10.1177/0885412215595441

Connolly, M., & Haughton, C. (2017). The perception, management and performance of risk amongst Forest School educators. British Journal of Sociology of Education, 38(2), 105-124. http://dx.doi.org/10.1080/01425692.2015.1073098

Drown, K. K. C., & Christensen, K. M. (2014). Dramatic play affordances of natural and manufactured outdoor settings for preschool-aged children. Children, Youth and Environments, 24(2), 53-77.

Johnson, J. E., Christie, J. F., & Wardle, F. (2005). Play, development, and early education. Boston, MA: Allyn & Bacon.

Kuh, L. P., Ponte, I., & Chau, C. (2013). The impact of a natural playscape installation on young children’s play behaviors. Children, Youth and Environments, 23(2), 49-77.

Lemay, L., Bigras, N. & Bouchard, C. (2017, 5 avril). Le jeu comme contexte pour soutenir les apprentissages des enfants : valorisé, mais méconnu et sous-utilisé. Partie 2 [Billet de blogue]. Repéré à https://parlonsapprentissage.com/le-jeu-comme-contexte-pour-soutenir-le-developpement-et-les-apprentissages-des-enfants-valorise-mais-meconnu-et-sous-utilise-partie-2/

Louv, R. (2008). Last child in the woods: Saving our children from nature-deficit disorder. Chapel Hill, NC: Algonquin Books.

Morrissey, A. M., Scott, C., & Rahimi, M. (2017). A comparison of sociodramatic play processes of preschoolers in a naturalized and a traditional outdoor space. International Journal of Play, 6(2), 177-197. http://dx.doi.org/10.1080/21594937.2017.1348321

Wilson, R. (2012). Nature and young children: encouraging creative play and learning in natural environments (2e éd.). New York, NY: Routledge.

Wood, E. A. (2014). Free choice and free play in early childhood education: Troubling the discourse. International Journal of Early Years Education22(1), 4-18. http://dx.doi.org/10.1080/09669760.2013.830562

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