Il y a quelque temps, je vous expliquais que des chercheurs ont récemment voulu vérifier l’hypothèse selon laquelle les enfants présentant un trouble primaire du langage (ou dysphasie) performent moins bien à des tests d’évaluation du QI non verbal que leurs pairs du même âge au développement typique (Gallinat et Spaulding, 2014). En procédant à une méta-analyse, ils ont découvert que c’est bien le cas. Ainsi, les enfants dysphasiques présentent des déficits au plan cognitif, même si ceux-ci sont plus subtils que leurs déficits au plan langagier. Ce constat n’est pas si surprenant, car la cognition et le langage sont étroitement liés.
En fait, les chercheurs ont montré au cours des dernières années un intérêt notable pour les processus cognitifs des personnes dysphasiques. Le fait que certains processus cognitifs sont moins efficaces chez ces personnes semble aujourd’hui faire consensus. Des chercheurs ont étudié les déficits potentiels sur le plan de la mémoire de travail, d’autres, de la vitesse de traitement de l’information et d’autres encore, de l’attention. Ebert et Kohnert (2011) se sont pour leur part penchés sur l’attention soutenue des enfants présentant une dysphasie, en recourant eux aussi à une méta-analyse pour examiner cet aspect.
Une méta-analyse éclairante
Il existe plusieurs modèles qui permettent de conceptualiser l’attention. Parmi eux, le modèle des composantes de l’attention (component theory of attention) s’appuie notamment sur des faits neuroanatomiques (par exemple Gomes, Molholm, Christodoulou, Ritter, &Cowan (2000), Mirsky, Anthony, Duncan, Ahearn, & Kellam (1991), dans Ebert et Kohnert, 2011). Ce modèle comprend quatre composantes et chacune a une fonction particulière?:
Ebert et Kohnert (2011) ont choisi d’appuyer leur analyse sur le modèle des composantes de l’attention, car il aide à cibler plus précisément le niveau auquel se présentent les difficultés, contrairement à d’autres modèles qui permettent difficilement de départager la mémoire de travail et l’attention. Ils ont de plus privilégié l’étude de l’attention soutenue (sustained attention), car il est possible de supposer que cette composante pose problème chez les enfants dysphasiques, sur la base d’études antérieures (par exemple Stark & Montgomery (1995), Helzer, Cahmplin, & Gillam (1996), dans Ebert et Kohnert, 2011). L’attention soutenue peut être évaluée par des tâches exigeant de surveiller une série de stimulus de façon continue (continuous performance task).
Ebert et Kohnert ont retenu 17 études présentant les résultats de 33 tâches. Certaines tâches exigeaient de tenir compte de stimuli visuels, d’autres portaient sur des stimuli auditifs non linguistiques et d’autres encore comportaient des stimuli auditifs linguistiques. Leur méta-analyse fait ressortir que les personnes dysphasiques obtiennent des résultats inférieurs à leurs pairs du même âge pour des tâches exigeant une attention soutenue, et ce, autant dans la modalité visuelle qu’auditive. L’écart par rapport aux pairs du même âge est plus important lorsque la tâche demande de traiter des stimuli auditifs linguistiques. Globalement, ces résultats laissent présumer la présence de déficits sur le plan de l'attention soutenue chez les personnes dysphasiques.
Ebert et Kohnert (2011) soulignent une limite possible de leur analyse: souvent, les auteurs des études retenues n’ont pas mentionné s’ils avaient exclu les sujets présentant un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Ce trouble est plus fréquent chez les personnes dysphasiques, ce qui pourrait biaiser les résultats. Toutefois, les résultats des études pour lesquelles les auteurs se sont assurés d’exclure les sujets présentant un TDAH sont comparables à ceux des études pour lesquelles cette précision n’est pas donnée, ce qui laisse penser que les résultats plus faibles aux tâches exigeant une attention soutenue ne s’expliquent pas par la coexistence de la dysphasie et du TDAH chez les sujets.
En somme, les auteurs concluent que des déficits au plan de l’attention soutenue seraient intrinsèques au profil des personnes dysphasiques. Ainsi, sans présenter un trouble déficitaire de l’attention, ces personnes auraient de moins bonnes habiletés pour centrer leur attention et maintenir leur vigilance dans le temps.
Et dans la pratique?
La méta-analyse d’Ebert et Kohnert (2011) a des implications importantes pour la pratique, autant celle des enseignants que des orthopédagogues et des orthophonistes. Tous les intervenants gagnent à tenir compte des difficultés d’attention soutenue des enfants dysphasiques. Par exemple, au moment de l’évaluation, les orthophonistes devraient faire des séances plus courtes pour poser le regard le plus juste possible sur les habiletés langagières de l’enfant. Les résultats de l’évaluation peuvent en effet être influencés négativement par ses difficultés à maintenir son attention longtemps. De même, au moment de l’intervention, ou alors en classe, tous pourraient réduire la durée d’attention requise pour effectuer les tâches et les activités, au moins lorsque c’est possible. De cette façon, on donne la chance aux enfants dysphasiques de montrer vraiment ce dont ils sont capables.
Références
Ebert, K. D., & Kohnert, K. (2011). Sustained Attention in Children With Primary Language Impairment: A Meta-Analysis, Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 54, 1372-1384.
Gallinat, E., & Spaulding, J. (2014). Differences in the Performance of Children With Specific Language Impairment and Their Typically Developing Peers on Nonverbal Cognitive Tests: A Meta-Analysis, Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 57, 1363-1382.
Crédit photo: Shutterstock