Le développement bilingue de la phonologie réfère à l’apprentissage de deux inventaires phonétiques avec les caractéristiques acoustiques et articulatoires de chaque phonème, l’apprentissage des règles phonotactiques et l’utilisation de la prosodie de chaque langue. La recherche sur le développement phonologique bilingue indique qu’il existe une interaction entre les systèmes phonologiques de chaque langue (Fabiano-Smith & Barlow, 2010).
L’interaction entre les langues n’est par contre pas caractérisée de la même manière d’une recherche à l’autre : certaines études décrivent un transfert positif entre les langues alors que d’autres parlent d’un transfert négatif. Le transfert positif est mis en évidence par un développement phonologique qui émerge à un rythme plus rapide chez les enfants bilingues que chez les enfants unilingues. Plus en détail, les enfants bilingues en viendraient à une meilleure précision consonantique et à un plus petit nombre d’erreurs (Grech & Dodd, 2008). À l’inverse, certaines études démontrent qu’il existe une interférence causée par le fait que les langues ne partagent pas les mêmes sons et les mêmes règles phonotactiques, donc un transfert négatif (Goldstein & Bunta, 2012).
Ce qui est certain, c’est que le développement de la phonologie chez les enfants bilingues peut être différent de celui des enfants unilingues en raison de l’interaction qui existe entre les deux langues. Récemment, une étude de Meziane et MacLeod (2017) a décrit la performance d’un groupe d’enfants bilingues scolarisés en classe de maternelle à Montréal. Les enfants présentaient un développement phonologique similaire à celui d’enfants unilingues francophones du même âge. Ils faisaient toutefois des erreurs atypiques en raison de l’interaction entre les langues.
Trois modèles
Il existe trois principaux modèles qui tentent de décrire les relations entre le système phonologique de la langue maternelle et celui de la langue seconde : le modèle d’assimilation perceptive, le modèle des aimants de la langue maternelle et le Speech Learning Model.
Le modèle d’assimilation perceptive catégorise les sons de la langue seconde en fonction de leurs similarités intra et inter langue, donc à l’intérieur de la langue et entre les langues. Selon ce modèle, les sons les plus difficiles à apprendre dans la langue seconde sont ceux qui sont les plus similaires à d’autres de la langue maternelle (Burfin, 2015). Il est possible de lier ce fait à la capacité de discrimination de l’individu. En effet, lorsque deux sons de langues différentes sont similaires, il y a moins de contraste entre les deux. Il est donc plus difficile de les distinguer au plan perceptif pour les produire par la suite. Ainsi, plus les sons diffèrent, plus le contraste est important et donc plus facilement perceptible.
Le modèle des aimants s’intéresse quant à lui à la structure du système phonologique de la langue maternelle. Selon ce modèle, les individus ont une hypersensibilité au système phonologique de leur langue maternelle qui les empêche de percevoir correctement les phonèmes d’une langue seconde (Burfin, 2015).
Le Speech Learning Model, un modèle d’apprentissage de la phonologie d’une langue seconde, a été proposé par Flege (2007). Ce modèle suggère que deux phones similaires dans deux langues requièrent plus de temps pour être discriminés, contrairement aux phones de deux langues qui sont très différents. De plus, l’auteur de ce modèle postule que l’apprentissage d’une langue seconde serait influencé par l’âge : plus on est âgé, plus on acquière de l’expérience avec le système phonologique de notre langue maternelle, ce qui rend plus difficile la création de catégories différentes de celles de la langue maternelle et cause de l’interférence (Burfin, 2015).
Les facteurs d’influence
Tout comme chez les enfants unilingues, il existe une grande variabilité dans l’acquisition de la phonologie chez les enfants bilingues. Plusieurs facteurs ont une influence : l’âge d’acquisition de la langue, la relation entre les langues d’apprentissage, le contexte social d’acquisition de la langue et le statut social de la langue (Birdsong, 2006). L’interaction entre les différents domaines d’une langue favorise aussi une meilleure acquisition d’une langue. Par exemple, une étude de Cooperson, Bedore et Peña (2013) avec de jeunes enfants bilingues anglais-espagnol d’âge scolaire conclut qu’il existe un lien entre la phonologie et le vocabulaire, mais que celui-ci est moins fort que la relation entre la phonologie et la morphosyntaxe.
D’autres facteurs influencent notre capacité de perception des phonèmes d’une autre langue. Selon Johnson et Babel (2010), lorsque deux phonèmes de langues différentes sont très similaires acoustiquement, leur contraste est alors plus difficilement perçu. En ce sens, Tremblay (2009) souligne l’importance pour l’apprenant d’une langue seconde d’être exposé à une variabilité phonétique, c’est-à-dire d’être amené à percevoir des stimulus d’origines différentes (utilisés par des locuteurs avec des accents différents par exemple). Selon l’auteur, plus l’apprenant sera en contact avec des réalisations différentes d’un même phonème, plus il sera capable d’abstraire et de généraliser la forme phonologique.
Les implications cliniques
Étant donné l’interaction entre les langues lors du développement bilingue de la phonologie, il parait important de connaitre l’inventaire phonologique des différentes langues. En effet, en comparant l’inventaire phonologique de la langue maternelle d’un enfant bilingue à celui du français, il est possible de déterminer les phonèmes similaires entre les deux langues, et donc d’anticiper les phonèmes que l’enfant aura le plus de difficulté à développer. Le site web Multilingual Children’s Speech de l’Université Charles Sturt, en Australie, est d’ailleurs une très bonne ressource pour prendre connaissance de l’inventaire phonologique de plusieurs langues.
Les connaissances sur le développement typique de la phonologie d’une langue peuvent aussi aider lors de l’évaluation de la phonologie. Par exemple, dans le cas d’un enfant arabophone de 5 ans, il est normal qu’un parent constate que son enfant ne produit pas adéquatement tous les sons en arabe. Contrairement au français, les données sur le développement phonologique de l’arabe indiquent que celui-ci se poursuit même après l’âge de 7 ans. Cette différence dans le développement de la phonologie en français et en arabe est en partie causée par la présence de consonnes complexes en arabe, comme les consonnes emphatiques qui n’existent pas en français.
Finalement, les caractéristiques phonotactiques des langues sont aussi à considérer. Certaines langues autorisent des groupes consonantiques comme dans le mot train en français, alors que d’autres langues ne le permettent pas. Les enfants bilingues doivent alors apprendre à utiliser les règles phonotactiques appropriées à la langue qu’ils utilisent.
En bref, il est important de considérer les spécificités du développement phonologique bilingue ainsi que des langues auxquelles l’enfant est exposé lorsqu’on est amené à intervenir sur le plan de la phonologie dans un contexte de bilinguisme.
Références
Birdsong, D. (2006). Age and second language acquisition and processing: A selective overview. Language Learning, 56(s1), 9-49. https://doi.org/10.1111/j.1467-9922.2006.00353.x
Burfin, S. (2015). L’apport des informations visuelles des gestes oro-faciaux dans le traitement phonologique des phonèmes natifs et non natifs : approches comportementale, neurophysiologique (Thèse de doctorat inédite). Université de Grenoble, France.
Cooperson, S. J., Bedore, L. M., & Peña, E. D. (2013). The relationship of phonological skills to language skills in Spanish–English-speaking bilingual children. Clinical linguistics & phonetics, 27(5), 371-389. doi: 10.3109/02699206.2013.782568
Flege, J. E. (2007). Language contact in bilingualism: Phonetic system interactions. Dans J. Cole & J. Hualde (Éds), Laboratory phonology 9 (pp. 353-382). Berlin : Mouton de Gruyter.
Fabiano-Smith, L., & Barlow, J. A. (2010). Interaction in bilingual phonological acquisition: Evidence from phonetic inventories. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 13(1), 81-97. doi: 10.1080/13670050902783528
Goldstein, B. A., & Bunta, F. (2012). Positive and negative transfer in the phonological systems of bilingual speakers. International Journal of Bilingualism, 16(4), 388-401.
Grech, H., & Dodd, B. (2008). Phonological acquisition in Malta: A bilingual language learning context. International Journal of Bilingualism, 12(3), 155–171. https://doi.org/10.1177/1367006908098564
Johnson, K., & Babel, M. (2010). On the perceptual basis of distinctive features: Evidence from the perception of fricatives by Dutch and English speakers. Journal of Phonetics, 38(1), 127–136. doi:10.1016/j.wocn.2009.11.001
Meziane, R. S., & MacLeod, A. A. N. (2017). L’acquisition de la phonologie en français langue seconde: le profil phonologique d’enfants allophones en maternelle. Canadian Journal of Applied Linguistics/Revue canadienne de linguistique appliquée, 20(2), 1-17. Repéré à https://www.erudit.org/en/journals/cjal/2017-v20-n2-cjal03335/1042673ar.pdf
Tremblay, A. (2009). Phonetic variability and the variable perception of L2 word stress by French Canadian listeners. International Journal of Bilingualism, 13(1), 35-62. https://doi.org/10.1177/1367006909103528
Droit d’auteur: rawpixel / 123RF Banque d’images