À quelques mois de vie, les enfants arrivent à exprimer de nombreux actes de communication par le biais des gestes, comme tendre la main, sourire, taper dans ses mains... Parmi cet éventail, le pointage est un geste très fréquemment utilisé par les tout-petits. En effet, il s’agit d’une des premières formes de communication intentionnelle chez le jeune enfant (Colonnesi, Stams, Koster, & Noom, 2010). Avec cette simple extension de l’index en direction d’un objet ou d’un évènement, l’enfant peut tout aussi bien nous témoigner son intérêt pour quelque chose, attirer notre attention ou encore faire une demande. Pas poli pointer du doigt! En tant qu’orthophoniste, parent ou personnel éducateur en contact avec les jeunes enfants, les données de recherche nous convainquent que le pointage mérite pourtant toute notre attention!
Le pointage au coeur de la recherche
Décrivons d’abord les trois postulats théoriques qui entourent la relation entre le pointage et le langage. Selon Werner et Kaplan (1963), le pointage a une fonction essentiellement référentielle. Ils ont découvert que le pointage survenait fréquemment en concomitance avec les premières vocalisations de l’enfant vers l’âge de 3 ou 4 mois (Blake, O’Rourke, & Borzellino, 1994). Ces auteurs affirment donc que le pointage est le premier pas vers une communication symbolique, puisque l’enfant ne transmet pas encore d’intention. Bates et ses collègues (Bates, Benigni, Bretherton, Camaioni, & Volterra, 1979; Bates, Camaioni, & Volterra, 1975) considèrent plutôt que le pointage remplit une fonction sociale et suit une séquence dans son utilisation, passant de non communicatif à communicatif. Selon ces auteurs, le pointage est d’abord égocentrique, c’est-à-dire que l’enfant pointe vers un objet ou un évènement, sans réelle intention communicative sous-jacente. À ce moment, l’enfant peut tout aussi bien pointer lorsqu’il est seul qu’en présence d’un adulte. Avec le temps, le pointage se raffine et devient communicatif dans le cadre d’une interaction triadique entre l’enfant, l’adulte et l’objet ou l’évènement d’intérêt. Il s’agit des prémisses de l’attention conjointe, un élément clé dans le développement langagier (voir le schéma ci-dessous). L’enfant utilise alors le pointage pour engager une forme de communication sociale. Finalement, Petitto (1988) perçoit le pointage comme ayant une fonction de médiation sociale. Cela implique que le pointage soutient indirectement le développement langagier, car il sert à provoquer une réaction verbale chez l’adulte qui à son tour va stimuler le langage.
[caption id="attachment_3500" align="aligncenter" width="600"] Schéma illustrant l’attention conjointe (relation triadique entre l’enfant, l’adulte et un objet) (adaptation et traduction de Adamson, 1996)[/caption]
Ces trois postulats théoriques ne sont pas mutuellement exclusifs. Ils sont au contraire complémentaires et permettent d’avoir une compréhension plus globale du rôle que le pointage exerce dans le développement langagier (Colonnesi et al., 2010).
La relation entre le pointage et le langage n’est plus à défendre. Plusieurs auteurs ont démontré que le pointage est associé à la compréhension et au vocabulaire expressif (Carpenter, Nagell, & Tomasello, 1998; Colonnesi et al., 2008; Iverson & Goldin-Meadow, 2005). Par exemple, les mots associés aux objets ou évènements pointés par l’enfant vers l’âge de 12 mois se trouvent également dans leur vocabulaire expressif (Iverson & Goldin-Meadow, 2005. En effet, lorsqu’il est utilisé pour attirer l’attention, le pointage de l’enfant et de l’adulte crée une occasion de nommer l’objet ou l’évènement d’intérêt et stimule par le fait même la croissance du vocabulaire.
Il existe deux formes de pointage, soit impérative et déclarative (Bates et al., 1975). Sous la forme impérative, l’enfant utilise l’adulte comme intermédiaire pour obtenir l’objet, comme lorsqu’il regarde simultanément l’adulte et le ballon en pointant ce dernier pour jouer avec lui. La forme déclarative suppose plutôt que l’enfant utilise l’objet comme intermédiaire pour obtenir l’attention de l’adulte. Par exemple, l’enfant qui pointe un chien dans la rue peut signifier à l’adulte qu’il le trouve beau.
Une méta-analyse récente sur le pointage
Plusieurs études sur la relation entre le pointage et le langage ont été produites. Or la nature de cette relation demeure à clarifier : est-ce que le pointage et l’émergence du langage surviennent de façon séquentielle, c’est-à-dire que le pointage précède le langage, ou concomitante, soit simultanément? Aussi, cette relation est-elle influencée par certains modérateurs? Trois catégories de modérateurs potentiels ont été identifiées : ceux liés aux études (statut de publication, pays et statut socioéconomique de l’échantillon), ceux liés aux gestes (données observées versus données rapportées, production ou compréhension du geste, forme déclarative ou impérative, âge de l’enfant) et ceux liés au développement langagier (sphère réceptive ou expressive, âge de l’enfant, instruments de mesure utilisés) (Colonnesi et al., 2010).
Afin d’approfondir et de rassembler ces connaissances, des auteurs ont effectué une méta-analyse des écrits scientifiques (Colonnesi et al., 2010). Deux objectifs étaient poursuivis: 1) étudier la nature de la relation entre le pointage et le langage afin de déterminer si celle-ci est concomitante ou séquentielle; 2) explorer les facteurs qui modèrent la relation.
Les auteurs ont interrogé trois bases de données. Ils ont également consulté la littérature grise, c’est-à-dire les études non publiées, afin de contourner le biais de publication des études n’ayant pas obtenu de résultats significatifs. Les auteurs ont ainsi recensé un total de 25 études publiées entre 1978 et 2009. Les échantillons combinés de ces études totalisent 734 participants âgés de moins de 5 ans. La majorité de ces études ont été réalisées aux États-Unis auprès de familles dont le statut socioéconomique est moyen à élevé.
Parmi les 25 études recensées, 13 d’entre elles ont abordé la relation entre le pointage et le langage sous un angle séquentiel. Sept autres études ont opté pour l’angle concomitant. Finalement, 5 études ont privilégié un angle mixte en considérant les postures séquentielle et concomitante de la relation entre le pointage et le langage.
La relation pointage-langage : concomitante ou séquentielle?
Pour les études s’étant intéressées à la relation séquentielle entre le pointage et le langage (n = 18), les auteurs ont calculé une taille d’effet modérée à élevée (r = 0,35). Donc, il y a une relation positive significative entre le pointage et le langage selon une perspective séquentielle, et cette relation est de taille modérée à élevée. Les résultats des études étant hétérogènes, l’analyse des modérateurs identifiés précédemment était indiquée. Le seul modérateur de la relation séquentielle entre le pointage et le langage qui est ressorti des analyses est la forme du pointage (déclarative vs impérative). La forme déclarative du pointage (r = 0,39) est un fort prédicteur du développement langagier, mais pas le pointage impératif (r = 0,04).
Pour les études s’étant intéressées à la relation concomitante entre le pointage et le langage (n = 12), les auteurs ont calculé une taille d’effet élevée (r = 0,52). Donc, il y a une relation positive significative entre le pointage et le langage selon une perspective concomitante, et cette relation est de taille élevée. Les résultats des études recensées étant homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne varient pas significativement d’une étude à l’autre, l’analyse des modérateurs n’était pas indiquée. En d’autres mots, comme tous les chercheurs ont obtenu des résultats très similaires, c’est-à-dire une forte relation entre le pointage et l’émergence du langage, cela indique qu’il n’y aurait pas de modérateurs qui influent sur cette relation.
Qu’est-ce qui influence cette relation?
De façon générale, la relation entre le pointage et le langage est influencée par l’âge de l’enfant au moment de l’évaluation du pointage. Plus l’enfant est vieux (>15 mois), plus la relation est forte (taille d’effet plus élevée), et ce, autant pour la sphère réceptive du langage que la sphère expressive. À un âge plus avancé, les habiletés langagières et de pointage sont plus développées, ce qui explique pourquoi la force de la relation observée s’accentue. Donc, les enfants qui sont meilleurs pour reconnaitre les objets ou les évènements pointés par l’adulte, ou produire eux-mêmes ce pointage, auront plus tard de meilleures habiletés langagières tant sur les plans expressif que réceptif.
En regroupant toutes les études recensées, aucun facteur lié aux caractéristiques des participants qui pourrait modérer la relation entre le pointage et le langage n’a été découvert. Par exemple, les enfants plus favorisés sur le plan socioéconomique qui utilisaient le pointage n’avaient pas de meilleures habiletés langagières que leurs pairs défavorisés. Ainsi, le pointage apparait comme un facteur de promotion, c’est-à-dire qu’il soutient le langage de tous les enfants et pas seulement ceux en situation de vulnérabilité socioéconomique, par exemple.
Que doit-on en retenir?
Les résultats de cette méta-analyse confirment la relation à la fois séquentielle et concomitante entre le pointage et le langage, avec des tailles d’effet modérées à élevées. Ce constat apparait logique, puisque le développement du langage est un processus dynamique, les étapes ne se déroulant pas en vases clos. Ainsi, le pointage sert à soutenir le langage et, en parallèle, les enfants utilisant davantage ce geste à un jeune âge sont plus susceptibles d’avoir des habiletés langagières supérieures.
Afin de soutenir de façon optimale le développement langagier de nos tout-petits, le pointage apparait comme un outil par excellence! Donc, encouragez l’enfant quand il pointe en nommant l’objet ou l’évènement qui l’attire et suivez ses champs d’intérêt. Finalement, à votre tour, attirez l’attention de l’enfant en pointant les objets de son environnement. Pointer du doigt, c’est définitivement oui!
Références
Adamson, L. B. (1996). Theoretical foundations for the study of communication development. Dans L. B. Adamson (Éd.), Communication Development During Infancy (pp.15-37). Boulder, Colorado : Westview Press.
Bates, E., Benigni, L., Bretherton, I., Camaioni, L., & Volterra, V. (1979). The emergence of symbols: Cognition and communication in infancy. New York: Academic Press.
Bates, E., Camaioni, L., & Volterra, V. (1975). The acquisition of performatives prior to speech. Merril Palmer Quarterly, 21, 205–226.
Blake, J., O’Rourke, P., & Borzellino, G. (1994). Form and function in the development of pointing and reaching gestures. Infant Behavior and Development, 17, 195–203.
Carpenter, M., Nagell, K., & Tomasello, M. (1998). Social cognition, joint attention and communicative competence from 9 to 15 months of age. Monographs of the Society for Research in Child Development, 63(4), 1–176.
Colonnesi, C., Stams, G. J. J. M., Koster, I., & Noom, M. J. (2010). The relationship between pointing and language development: A meta-analysis. Developmental Review, 30, 352-366.
Iverson, J. M., & Goldin-Meadow, S. (2005). Gesture paves the way for language development. A Psychological Science, 16, 367–371.
Petitto, L. A. (1988). ‘‘Language’’ in the pre-linguistic child. Dans F. Kessel (Éd.), Development of language and language researchers: Essays in honor of Roger Brown (pp. 187–221). Hillsdale, NJ: Lawrence Erlbaum.
Werner, H., & Kaplan, B. (1963). Symbol formation: An organismic developmental approach to language and expression of thought. New York: Wiley.